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23 novembre 1834 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    

Nous avons lu dans votre N° 8 une lettre signée CH. qui nous fait faire de tristes réflexions sur l’apparence de gain, dont les chefs d’atelier tisseurs se laissent aveugler ; non-seulement ils sont trop imprévoyans en contractant avec les apprentis, mais encore en augmentant le nombre de leurs métiers. Voici comment :

Le tisseur s’établit ordinairement avec deux métiers qu’il fait valoir entre lui et sa femme, souvent le mariage unit deux bons ouvriers. Le fabricant pour lequel ils travaillaient, satisfait de leur main d’œuvre, leur promet d’avance l’ouvrage nécessaire pour activer leur établissement. Après avoir réalisé de quoi compléter un petit mobilier sans le concours d’aucun apprenti ou compagnon, ils croient leur prospérité assurée s’ils montaient un ou deux métiers de plus. Au premier réveil d’ouvrage le fabricant les presse de réaliser leur projet. Séduits par l’apparence du gain, ils agrandissent leur modeste établissement, un troisième métier suffit pour changer leur position. Alors l’épouse du tisseur ne peut plus faire valoir un métier, étant suffisamment occupée des détails de la maison (je ne parle ici que des articles courans, car dans les larges une personne ne pourrait suffire). Tout va à souhait, le maître travaille avec deux compagnons qui réunissent toutes les qualités voulues. Les nouveaux mariés ne sont fâchés que d’une chose, celle de n’avoir plutôt agrandi leur atelier. Novices qu’ils sont, ils croient pouvoir compter leur bénéfice annuel par celui de chaque jour, ils qualifient souvent de jaloux, ennemis ceux qui, au nom de l’amitié et de l’expérience, leur conseillaient de rester avec deux métiers. Pour se dédommager du bénéfice dont ils pensent avoir été privés pendant l’exiguïté de leur atelier, ils se décident à monter un quatrième métier. Le négociant jusqu’alors satisfait de leur ouvrage, souscrit à leur détermination, un troisième compagnon leur est procuré, s’ils n’ont déjà un [3.2]apprenti formé qui puisse travailler. Ainsi voilà l’atelier complété au maximum, d’après nos anciens règlemens de fabrique.

Mais la concorde, bonheur trop peu apprécié, ne tarde pas à disparaître, le contact de plusieurs jeunes gens au lieu d’être toujours un germe de vertu, ne produit que trop souvent un effet contraire. Tel était content de l’ordre d’une maison quand il travaillait seul avec le maître, craindra de paraître soumis en se conformant aux règles d’un grand atelier, un ouvrier paresseux suffit pour décourager les autres. Le maître fait-il de justes observations, soit sur le défaut d’assiduité, soit aussi sur celui de la bonne fabrication, il y en a assez pour élever une discussion presque toujours suivie de séparation ; les ouvriers qui restent dans l’atelier cessent d’avoir pour le patron les mêmes procédés, ceux d’une amitié respectueuse. On oublie tous les services, tous les soins qu’on a reçus de lui dans une maladie, les avances faites pour obliger… L’ingratitude seule préside à cette séparation. Le maître, suivant le terme technique, est obligé de faire boutique neuve ; mais pour comble d’embarras l’ouvrage presse, et comme tout est relatif, les ouvriers sont d’une rareté proportionnée à l’activité du commerce. Conséquemment, les métiers restent couverts, l’on passe un temps précieux à essayer des ouvriers qui n’ont pas toute l’expérience nécessaire faute de n’avoir pas fait un bon apprentissage.

Dans cet état de chose, le fabricant qui naguère était si radieux en visitant l’ouvrage de l’atelier, lorsqu’il ne se composait que de deux métiers, aujourd’hui, il fait entendre de fréquentes menaces de rabais, accuse le maître de ne pas surveiller les ouvriers ; enfin, le chef d’atelier lassé de voir que les moyens qu’il a employés pour perfectionner la main-d’œuvre de ses ouvriers, sont inutiles, se résigne à remplir sa maison d’apprentis, il les prend tels qu’ils se présentent, tant il est pressé de donner sa profession à autrui, sans réfléchir à la peine et aux sacrifices qu’il s’impose, il lui semble au contraire qu’il va être entouré d’apprentis soumis, il scrute leur conduite pendant la quinzaine d’essai et croit qu’elle peut lui offrir une garantie capable de suppléer à la caution solvable qu’ils n’ont pas. A peine sont-ils engagés qu’il calcule déjà le produit de leur travail futur d’après la tâche d’usage. N’ont-ils pas la dextérité convenable, n’importe, il préfère les garder à sa charge plutôt que de laisser une place vacante dans son atelier, dont le loyer est trop cher pour être inoccupé ; c’est là l’erreur, c’est la gangrène du mal qui nous dévore.

Tandis que l’on forme de nouveaux apprentis, les anciens se fortifient ; mais quelques maîtres démoralisés par l’égoïsme, employent tous les moyens corrupteurs pour attirer chez eux les apprentis en qualité de compagnon à l’aide de la facilité avec laquelle on élude la loi sur les livrets. De là, ces nombreuses contestations, par-devant le conseil des prud’hommes, de là, s’ensuit encore cette main-d’œuvre abatardie qui décrédite nos manufactures.

Le voilà ce maître obligé de confondre tout le produit de son travail pour subvenir à l’achat d’ustensiles [4.1]et autres frais indispensables qui ne sont plus en rapport avec l’économie des premières années de son établissement. Le voilà qui, en apparence, a plus de profit et d’autorité, tandis qu’il ne peut pas seulement fermer sa porte les jours fériés aux heures qu’il voudrait.

Aujourd’hui tout est changé, de fréquens rabais accompagnés de reproches amers qu’il n’ose répéter à ceux qui les lui ont attiré, sans les traduire en un langage aussi poli que le ton sur lequel on les lui a adressé était insultant. Eh ! combien de fois a-t-il gardé pour son compte de justes rabais, retenu par la crainte d’être obligé de chercher un autre ouvrier.

Cependant, nous n’avons peint l’intérieur d’un atelier que tel qu’il est dans un temps prospère, nous nous bornons là, ne possédant pas une touche assez forte pour imprimer la situation du chef d’atelier dans un temps malheureux, comme celui où nous vivons.

A d’autres donc cet ouvrage !… Revenons à notre sujet.

Les apprentis de ce nouveau chef d’atelier étant nourris sur le crédit que lui fait le boulanger, le boucher, l’épicier, etc., ne veulent plus fournir ; car le fabricant qui l’affectionnait jusqu’à lui faire des avances pour agrandir son établissement, ne veut lui donner de l’ouvrage qu’à condition de fabriquer lui-même ; sa misère s’aggrave et son crédit disparaît. Le propriétaire et les marchands de comestibles, le menacent de poursuites judiciaires à défaut de payement, il renvoie une partie de ses élèves et se décide à vendre des ustensiles à vil prix. Enfin, le voilà réduit à porter les années qui sont venues accompagnées des infirmités et des misères les plus écrasantes !!…

Nous allions quitter la plume quand le métier du maître, seul soutien de sa maison, nous apparaît idéalement comme désigné pour subir un remontage de l’amas d’ustensiles qu’il a déjà entassé depuis quelques années d’établissement, aucun ne pourra servir à la disposition nouvelle. Le fabricant lui refuse net une avance qu’il a demandée en bégayant de timidité ; sa position n’offre plus d’alternative, il a recours à la caisse de prêt. Oh ! quelle série de misères !… Nous oublions encore l’état de langueur où le chagrin a jeté cette jeune épouse naguère si active. Le mari, quoique plus robuste, est déjà énervé par de nombreuses et longues veilles !… Qu’une autre plume achève cette ébauche, et nous, ne songeons pas qu’au présent, veillons à l’avenir et défions-nous d’un bénéfice illusoire.

Par un chef d’atelier.

 

 

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