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30 novembre 1834 - Numéro 11
 
 

 



 
 
    

La lettre suivante nous fait voir que les ouvriers de St-Etienne ne sont pas plus exempts que ceux de Lyon, des exactions dont les fabricans de mauvaise foi nous écrasent. Si la publicité de semblables turpitudes ne faisait pas entrer le mauvais négociant dans le chemin de l’honnêteté, il mériterait à tout jamais le mépris public.

St-Etienne, 20 novembre 1834.

Monsieur le Rédacteur,

Les colonnes de votre estimable journal étant ouvertes à toutes les réclamations industrielles, vous voudrez bien y insérer la note suivante.

conseil des prud’hommes de la ville de st-étienne.

Séance du 12 novembre 1834.

Présidence de M. Peyret.

Ne sachant de quelle manière passer ces heures d’inactions [1.2]dont nous dotent nos fabricans toutes les fois qu’ils nous font chômer ou de trâme ou de pièces, ce qui malheureusement arrive plus souvent que nous le désirons ; je me rendis au conseil des prud’hommes, attiré non par cette curiosité des gens oisifs, qui ne se rendent à ces audiences, ainsi qu’à celles de police correctionnelle, que pour s’égayer l’esprit, des discussions quelquefois ridicules que soulèvent les parties sur les difficultés soulevées entr’elles, mais par le seul désir de connaître de quelle manière étaient traités les différens entre les ouvriers et les fabricans sur le paiement des façons.

La première cause appelée fut celle-ci. Entre M. Chavanon, chef d’atelier, et MM. Cateland frères, fabricans de rubans, rue de Paris, n. 4. Chavanon fait appeler par deux invitations et citation MM. Cateland pour le paiement de sa façon qui lui était due depuis plusieurs jours, ainsi que les frais de poursuite. M. Décitre qui représentait ses patrons, objecte ; que la façon de son chargement n’avait jamais été refusée audit Chavanon, que s’il ne s’était pas présenté au jour que le magasin payait, c’était bien tant pis pour lui, que d’ailleurs sa maison ne payait qu’une fois par mois. A ces dires, M. le président répondit que l’habitude d’un magasin ne faisait pas loi, que la façon de l’ouvrier était due et payable aussitôt l’ouvrage reçu. Le conseil consulté décide que la façon serait payée de suite à l’ouvrier, que les frais lui seraient remboursés.

Tout était terminé, lorsque le commis, croyant sans doute, humilier l’ouvrier, par la modicité de la façon, qu’il réclamait avec tant d’instance, lui dit pardevant le conseil et le public, que les 40 et quelques francs qu’on lui devait seraient bientôt trouvés ; l’ouvrier lui répartit que la somme qu’il lui offrait était bien loin de faire le montant de sa façon. Le commis répond qu’il lui avait promis 55 cent. la douzaine et que ça lui faisait tant. De son côté l’ouvrier soutient qu’il n’a jamais été fait avec lui [2.1]aucune convention, et qu’il avait toujours entendu être payé au même cours des maisons qui font le même article. Sur ce nouvel incident le conseil a décidé que Chavanon serait réglé à 80 cent. au lieu de 55 que MM. Cateland lui offraient.

Les débats se sont terminés par quelques propos injurieux lancés au chef d’atelier, qui ont été échangés par d’autres et qui ont tourné plutôt à la honte du commis.

Nous ne saurions trop louer la conduite qu’a tenu dans cette affaire le conseil, et surtout la fermeté de M. Peyret, le président. En général, c’est toujours avec plaisir que ceux qui sont appelés pardevant le conseil, le voient présider ; leurs intérêts, disent-ils, en sont mieux soutenus.

Nous ne viendrons point ici exhaler tous les sentimens douloureux que fit naître en nous cette discussion : non, nous ne nous établirons point juges dans cette affaire, mais que de vérités en découlent. Nous laissons au public éclairé, le soin de prononcer sur de telles exactions. Nous ne nous permettrons que quelques réflexions. Dans cette lutte nous avons vu la misère prolétaire aux prises avec l’opulence qui fait tirer par l’hameçon un salaire bien dû et bien gagné, un salaire qui alimente à peine l’existence de l’ouvrier, tandis qu’il édifie la fortune colossale du négociant. Ouvriers, vous comptez par dixaines tandis que le fabricant calcule par centaines, et encore il croit dans sa stupide ignorance vous faire l’aumône en vous payant ce que vous avez bien mérité, et si votre isolement lui en fournit le moyen, il s’arrogera le droit de garder votre façon pendant un mois, et ce sera vous qui lui ferez l’avance de ses fonds, à fabricans concussionnaire pour faire son commerce.

On donne le nom d’usurier à celui qui prête au 12, 15, 20, 30 p. 100. Celui qui arrête son semblable sur un grand chemin, lui enlève sa montre et sa bourse, s’il lui fait grâce de la vie, est appelé voleur ; l’un et l’autre sont punis par la loi, mais à celui qui spécule sur le retard du paiement du salaire de l’ouvrier, pendant un mois, six semaines (car il est arrivé à la maison Cateland de faire attendre autant), quel nom lui donnerons-nous ?… A celui, qui, recevant une modique commande, dit après avoir fait le calcul de son bénéfice, il me faut encore tant pour entretenir ce train d’opulence, cet étalage somptueux, quel nom lui donnerons-nous ? A ceux, qui profitant des baisses du commerce, font travailler l’ouvrier à vil prix, pour un léger morceau de pain, ceux qui vous font faire 6, 9 et 10 aunes d’ouvrage par chargement de 6 ou 7 douzaines, et ceux qui sur 3 douzaines vous feront faire 9 aunes pour rien ; ceux qui vous garderont souvent le tiers de votre salaire par les diminutions forcées qu’ils vous faut accepter, et ceux qui, si vous les appelez au conseil des prud’hommes, pour vous payer les aunages, vous signaleront en encre rouge sur leurs livres, pour être banni à jamais de leur magasin. Ceux-là comment les appellerons-nous ? Encore une fois l’opinion publique est là pour le flétrir ; aussi il n’est pas rare d’entendre dire, par le temps qui court : un tel, d’extraction bien commune, qui autrefois était couvert de bure, qui aujourd’hui étale tout le faste [2.2]de l’Orient, qui peu jaloux d’acquérir une réputation honnête aux dépens des classes laborieuses, a construit des châteaux en campagne, des palais en ville, en un mot, ce petit seigneur moderne, celui là c’est encore… un… comment l’appèlerons-nous ?…

Agréez les sentimens d’estimes, avec lesquels nous avons l’honneur d’être, vos dévoués, etc.

F. R. et C.

 

 

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