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30 novembre 1834 - Numéro 11
 
 

 



 
 
    
du sort des ouvriers
DANS LES MANUFACTURES,

par m. j. c. l. sismondi.

(Suite. V. N° 10. – Extraits, etc.)

« C’est pour nous un premier principe que l’ordre social ne doit jamais sacrifier une classe d’hommes à une autre, et [1.2]que tout en admettant des conditions diverses, et des pauvres comme des riches, il ne protège ces différences que pour le bien commun de tous, il n’est légitime dans son inégalité, que parce qu’il assure, même au plus humble, une part d’aisance qu’il ne trouverait pas dans la vie sauvage. Les dons d’une société juste et bienfaisante peuvent être inégauxi mais cette société devient inique et oppressive, si elle ôte aux uns pour donner aux autres ; si elle demande au plus pauvre un travail que l’homme sauvage ne connaît pas, sans lui assurer en retour une aisance, un contentement et une sécurité pour l’avenir, qu’il ne trouverait pas dans les bois.

Les progrès de la civilisation et de l’industrie ont multiplié tous les produits du travail humain applicable aux usages de l’homme ; le pauvre, en échange de son travail doit obtenir sa part de ces produits, et cette part doit comprendre une nourriture, un logement, des vêtemens convenables pour la conservation de la santé : la civilisation a développé en l’homme la sociabilité ; le pauvre qui travaille a droit à une part dans les plaisirs sociaux, il a droit aux délassemens et aux joies, sans lesquels la vie est une charge. L’application de la science aux arts, et l’invention de machines toujours plus puissantes ont multiplié indéfiniment les résultats de l’emploi des forces humaines pour l’avantage commun ; le pauvre a droit à sa part dans cet avantage, il a droit à sa part [?] mécaniques lui procure de plus longs repos. La civilisation a développé la culture de l’esprit et sa puissance ; elle a relevé l’intelligence de l’homme, et le met aussi sur la voie d’une plus haute Moralité. Le pauvre a droit à sa part dans les jouissances et les vertus qui sont mises à la portée de l’intelligence ; il a droit à l’éducation pour ses enfans, à une part de l’instruction pour son âge mûr, afin que les progrès de la pensée n’augmentent pas la distance qui le sépare de ses semblables. La sensibilité s’est développée aussi avec la civilisation, elle a augmenté l’importance et les charmes de la vie. de famille ; le pauvre a droit à avoir aussi sa part dans le bonheur que peuvent assurer les liens du sang ; il a droit à ce que sa femme et ses enfans multiplient ses chances d’être heureux, plutôt que celles de souffrir. L’ordre social enfin a mis en première ligne la garantie de la stabilité, de la sécurité, la liaison pour le citoyen du présent avec le passé et l’avenir. Le pauvre qui travaille a droit à ce que son avenir aussi à lui soit garanti ; à ce que son sort mette à sa portée les deux sentimens également essentiels au bonheur, de confiance dans les avantages qu’il possède, d’espérance de les améliorer encore. Nous le répétons, c’est cette participation du pauvre aux avantages d’une civilisation progressive, qui nous paraît le but vers lequel doit tendre avant tout autre l’économie politique, but complètement négligé, complètement [2.1]manqué par l’école que nous nommons chrématistique, but dont les sociétés modernes s’éloignent chaque jour davantage au lieu de s’en rapprocher.

Aux yeux du moraliste, aux yeux du vrai législateur, l’idée fondamentale de la société civile c’est le, droit d’améliorer sa condition, qui résulte pour chaque homme du fait seul qu’il fait partie de cette société civile. Les hommes ne se sont associés que dans l’espoir du perfectionnement et du bonheur ; c’est à ce prix qu’ils se sont soumis à l’autorité les uns des autres : c’est sous cette condition seule que la puissance sociale est légitime. Mais aux yeux des puissans, des riches et des heureux, aux yeux de ceux que l’ordre social actuel favorise, il est besoin peut-être de faire valoir en faveur de leurs inférieurs une autre considération, celle de leur propre sûreté ; il est besoin de leur dire que si la puissance souveraine ne s’occupe pas efficacement du bonheur de tous, leur bonheur à eux, leur opulence, leur vie, courent les dangers les plus imminens. Ils doivent s’être aperçus qu’il existe dans la société une classe déjà nombreuse, et qui tend à le devenir tous les jours davantage, que l’ordre actuel ne fait jouir d’aucun des fruits de l’association : ce sont des hommes qui, créant de leurs mains la richesse, n’y participent jamais. Non-seulement ils n’ont aucune propriété, ils n’ont aucune certitude de vivre : habituellement réduits à la nourriture la plus commune, au logement, aux vêtemens les plus misérables ; si quelque fois une demande inattendue de travail, une hausse inattendue des salaires leur procurent une abondance fugitive, d’autre part ils savent que du jour au lendemain, toute demande de travail, tout salaire peuvent cesser, et alors le dénuement dans lequel ils tombent est épouvantable ; et s’ils sont pères de famille, le désespoir de leurs femmes, de leurs enfans, vient encore redoubler le leur.

Cette classe d’ouvriers auxquels on a rendu de nos jours le nom usité par les Romains, de prolétaires, comprend la partie la plus nombreuse et la plus énergique de la population des grandes villes ; elle comprend tous les ouvriers des manufactures, dans la campagne comme dans les villes ; elle envahit journellement les professions connues, autrefois sous le nom de maîtrises, toutes les fois qu’on réussit à faire en fabrique, c’est-à-dire à confectionner tout à la fois, et sous un seul chef, en un seul lieu, mais par plusieurs centaines de mains, les objets usuels et les outils, qu’on exécutait autrefois sur les lieux où l’on en avait besoin : elle envahit enfin l’agriculture, là où le système des grandes fermes [?] et elle a en Angleterre remplacé presque absolument la classe autrefois indépendante et heureuse des paysans.

Les prolétaires sont déshérités de tous les bienfaits de la civilisation : leur nourriture, leurs vêtemens, leurs logemens sont insalubres ; aucun délassement, aucune joie si ce n’est de rares orgies, n’interrompent leurs monotones travaux ; l’introduction des merveilles de la mécanique dans les arts, loin d’abréger leurs heures de travail les a allongées ; aucun temps ne leur est laissé pour leur propre instruction ou l’éducation de leurs enfans ; aucune jouissance ne leur est garantie dans des liens de famille qui leur reflètent leur souffrance ; c’est presque prudence pour eux de s’avilir et de s’abrutir pur échapper au sentiment de leur misère ; et l’ordre social qui les menace pour l’avenir d’une condition pire encore, est pour eux un ennemi à combattre et à détruire. Ce n’est pas tout, au moment ou leur détresse augmente, ils voient la société succomber en quelque sorte sous le poids de son opulence matérielle ; tout leur manque, et de toutes parts leurs yeux sont frappés de ce qui surabonde partout. Et en même temps l’instruction qu’on ne leur donne pas, arrive cependant aux grands rassemblemens d’hommes ; des principes plus relevés sur la destination de la race humaine se répandent ; un sentiment de liberté, d’égalité, fermente dans leurs cœurs ; ils savent qu’ils ont des droits qui sont violés, qui sont envahis, et l’ignorance même de la nature et des limites de ces droits augmente leur ressentiment, et le danger dont leur victoire menacerait tous les autres ordres ; enfin ils ont acquis, dans le cours de ces dernières années la vaillance, un puissant sentiment d’honneur, et la confiance en eux-mêmes, qu’on ne trouvait point autrefois dans les rangs [2.2]inférieurs de la société ; que de motifs pour les riches de songer à ces pauvres, par égoïsme, par soin de le propre sûreté, s’ils ne le font pas par vertu, par justice et par charité ! » […]

« Les maîtres de manufactures tiennent dans l’industrie des villes la même place que les grands seigneurs terriens dans celle des campagnes. Comme eux, pour élever leur grande fortune, ils doivent faire disparaître cent où deux cents petits propriétaires indépendans ; comme eux, ils réduisent ensuite par leur concert, tous les hommes qui travaillent pour eux, à un état approchant de la servitude ; comme eux, par les grands moyens dont ils disposent, l’emploi des secours scientifiques, la division plus complète du travail, l’économie du temps et de l’inspection, ils font avancer l’art, mais reculer le sort des hommes ; comme eux enfin, ils éprouvent une réaction lorsque ceux qu’ils emploient commencent à souffrir ; car, en fin de compte, ceux qui ont nourri ceux qui n’ont pas, et ils sont ruinés à leur tour par le faux système d’exploitation qu’ils ont choisi pour s’enrichirii. » […]

« Le bas prix de la main d’œuvre, cependant, c’est la manière dont on désigne le contrat qui donne à l’ouvrier, en échange de son travail, le moins de jouissance possible. Tandis que les maîtres manufacturiers travaillent à s’enlever réciproquement des acheteurs, en faisant des rabais toujours plus grands sur leur prix de fabrique, ils poussent en même temps leurs ouvriers vers une misère toujours plus cruelle : ils leur enlèvent d’abord toute aisance, toute jouissance, même la plus humble, puis toute heure de repos ; il faut que l’ouvrier travaille pour le plus étroit, pour le plus absolu nécessaire ; il faut qu’il donne, contre ce salaire si réduit, toutes les heures de sa journée ; mais on a découvert qu’en éveillant vivement son intérêt, on peut obtenir de lui un plus grand emploi de forces musculaires, et on lui propose le travail au forfait : bientôt cependant la compétition réduit aussi le prix du travail, et il ne gagne pas plus en travaillant à la pièce qu’il ne faisait auparavant en travaillant à la journée. Alors, pour vivre, il est obligé d’appeler sa femme à entrer dans la manufacture. Le rôle de la femme devait être, dans le ménage du pauvre, la préparation des alimens, la propreté du foyer domestique, l’entretien des habits, mais surtout l’éducation des enfans auxquels elle doit inspirer et les vertus de leur état et l’affection qui les lie à leurs parens. Mais à ce point de dégradation de l’ouvrier, il n’y a plus de ménage pauvre, plus de foyer domestique, plus de soins de propreté commune : des cuisines publiques préparent au rabais des alimens pour tous ; des écoles d’enfans reçoivent en dépôt ceux que la mère vient à peine de sevrer, et les conservent jusqu’à l’âge de six ou huit ans, où on leur demande de contribuer à leur tour à gagner le pain de leur famille, par un travail qui détruit leur santé et abrutit leur intelligence. Telle est l’effrayante progression de misère qu’a produite la compétition pour le plus bas prix de la main-d’œuvre. Elle a ôté au pauvre toutes les joies, tous les liens de famille et les vertus qu’ils engendrent, toute reconnaissance des enfans pour leurs parens. » […]

« Ce n’est ni l’accroissement de la population, ni l’accroissement des travaux exécutés par elle qui font le bonheur de la société, mais bien la proportion entre la population et la propriété, et l’équitable distribution du revenu que le travail fait naître ; la société est heureuse quand chacun selon sa condition, peut jouir du contentement et de l’aisance ; elle est heureuse quand les salaires sont élevés, parce que les salaires distribuent leur revenu au pauvre ; elle est heureuse quand les salaires sont [3.1]élevés, parce que le pauvre, n’ayant pas besoin pour vivre de travailler toutes les heures de la journée, s’abstient, en travaillant plus qu’il ne peut vendre, de se faire concurrence à lui même. » […]

« De quelque côté que nous portions nos regards, la même leçon ressort de partout, protégez-le pauvre ; et doit être l’étude essentielle du législateur. Protégez le pauvre ; car par une conséquence de sa condition précaire, il ne peut lutter avec le riche sans abandonner chaque jour quelqu’un de ses avantages ; protégez le pauvre, afin qu’il tienne de la loi, de l’usage, d’un contrat perpétuel, la part que son travail doit lui assurer dans le revenu national, plutôt que d’une concurrence qui nourrirait des rivalités et des haines ; protégez le pauvre, car il a besoin d’appui pour connaître quelque loisir, quelque développement de son intelligence, pour avancer dans la vertu ; protégez le pauvre, car le plus grand danger pour les lois, pour la paix publique, pour la stabilité : c’est la croyance du pauvre qu’il est opprimé et sa haine contre le gouvernement ; protégez le pauvre, si vous voulez que l’industrie fleurisse, car le pauvre est le plus important des consommateurs ; protégez le pauvre, si votre fisc éprouve des besoins ; car, après que vous aurez soigné les jouissances du pauvre, vous trouverez que le pauvre est encore le plus important des contribuables. »

Nous bornons là nos citations, car si nous avions voulu citer tout ce que cette brochure contient de remarquable, nous l’aurions transcrite. La conclusion est admirable : protégez le pauvre !

Eh ! sans doute, c’est lui qui a besoin de protection. Nos codes l’ont oublié.

 

 

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