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14 décembre 1834 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
LYON, 14 décembre 1834.

DE LA LIBRE CONCURRENCE

et de la fabrique d’étoffes.

[1.1]Quand on considère à Lyon, le dénuement profond dans lequel se trouvent un grand nombre de familles, par suite de la cessation d’ouvrage, qui se prolonge à l’infini1. Quand chaque jour se produisent de nouvelles misères, qui établissent une plus grande distance entre la détresse et le bien-être. Quand on voit les efforts perpétuels du travailleur ne servir qu’à accélérer l’arrivée de l’époque où la faiblesse de ses organes physiques lui ôte l’aptitude du travail, sans qu’il ait pu acquérir ce qui peut le dédommager de ses veilles et soustraire sa vieillesse à l’humiliante condition de l’aumône, le cœur se navre et l’ame est agitée par des pensées tristes et amères qui y surgissent à la vue du tableau affligeant que nous avons sous les yeux.

Sans doute que la providence a voulu qu’à tous ces maux il y ait un remède, mais elle a laissé le soin de le trouver à l’intelligence, aux efforts et à la sagacité des hommes. Dans la pensée d’indiquer un moyen pour se soustraire aux maux que nous signalons, nous allons porter nos investigations sur les causes qui ont amené notre industrie à un point où son activité n’est plus assez soutenue, pour suffire aux besoins des ouvriers qui ont placé dans elle leurs moyens d’existence.

Sans contredit, le droit qu’ont tous les citoyens de se livrer à une industrie ou commerce quelconque, produit une salutaire amélioration, établit une concurrence qui dégage l’industrie des langes de la routine, et la place sur un terrain d’activité et de progrès. Mais disons aussi que si ce droit s’exerce sans limites, sans que l’intérêt général en règle la jouissance, les développemens de l’industrie ne sont plus confiés qu’au hasard et ne profitent qu’à l’égoïsme et à la mauvaise [1.2]foi. Grands partisans du désordre qui est l’élément, au milieu duquel ils se trouvent le mieux à leur aise ; désordre que l’on décore du beau nom de libre concurrence et qui étouffe dans la cohue, des talens supérieurs qui ne demandent pour éclore qu’un classement régulier dans les différens modes de l’activité humaine.

Si des conditions de capacité étaient exigées pour se livrer à l’exploitation d’une industrie ; si cette exploitation était assujétie à des règles d’équité, la concurrence tournerait toute au profit des classes laborieuses, elle nous conduirait à un état d’amélioration réelle et stable. Alors ce serait le talent qui lutterait avec le talent. Ces sortes de combats enfantent le génie du progrès humanitaire, tandis qu’aujourd’hui, avec les prémices de cette libre concurrence, dont on préconise tant les heureux effets, c’est l’égoïsme qui lutte contre l’égoïsme, la fraude contre la fraude, et les résultats de la lutte, c’est la fortune scandaleuse des combattans ; la ruine et la misère des ouvriers.

Nous le disons hautement, dans ce siècle où l’argent est la puissance dominante, et que ceux qui en possèdent ne sont pas tous imbus des principes de vertu et de probité. Il y a quelque chose d’amer et de dérisoire dans l’éloge de la libre concurrence, tant que la faculté de la faire résidera dans l’argent et non pas dans la capacité.

Tant que l’homme le plus inepte, mais ayant quelques écus, pourra se substituer à celui qui n’a pas un sou, mais qui a des talens ; la libre concurrence sera un fléau, car nous l’avons déjà dit, l’action de celui-là est l’entrave, au bien-être des travailleurs ; et l’action de celui-ci en est le progrès.

La liberté que nous voulons pour le commerce et l’industrie, est celle qui fermera le champ à la cupidité, à l’incapacité et à la friponnerie. Après ces exceptions faites, nous dirons liberté illimitée du commerce et de l’industrie.

Notes (LYON, 14 décembre 1834.)
1 A cette époque, le tissage à la campagne est au tout début de son essor. Au large de Lyon, les négociants pouvaient trouver des ouvriers plus dociles car désorganisés, et dont le prix du travail était en conséquence plus bas, comme le signale cet article. Voir P. Cayez, 1981, « Une proto-industrialisation décalée : la ruralisation de la soierie lyonnaise dans la première moitié du XIXe siècle », Revue du Nord.

 

 

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