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14 décembre 1834 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
VIE DU PROLÉTAIRE.

L?homme persécuté par l?homme et par le sort,
Trouve encor?deux amis ; le courage et la mort !
Delabouisse1.

La nuit commençait à étendre son voile sur la nature, les bergers, les pastourelles ramenaient lentement leurs troupeaux ; le b?uf mugissait à la vue du village, et la timide brebis faisait retentir l?écho de sa voix tremblante : le temps était serein ; l?on voyait au loin descendre de la colline les travailleurs, dont les chants agrestes se prolongeaient dans le vallon. Julien les avait devancés, l?idée de sa chère Perrette, qu?il avait laissée souffrante le matin, lui faisait accélérer ses pas. Julien était sensible, il aimait tendrement sa Perrette ; et tout en désirant le jour où il pourrait presser sur son c?ur le premier fruit de son hymen, il tremblait de voir s?échapper la vie de sa chère compagne. On le guettait, bientôt il est aperçu ; on vole à sa rencontre, c?est à celui qui lui portera le premier l?heureuse nouvelle de la naissance de son fils. A ce récit, il tressaille de joie, de grosses larmes roulent dans ses yeux, il voudrait précipiter ses pas et ses jambes chancellent ! Déjà sa s?ur les avait atteints, portant dans ses bras l?espoir de la chaumière ; Julien le saisit, le couvre de baisers, puis accompagné de ses parens, de ses amis qui le félicitent, il court rejoindre sa demeure.

La lune s?élevait sur l?horizon, et la dernière lueur du soleil éclaira l?aurore du prolétaire.

Jacques (c?est le nom qui fut donné à cet enfant). Jacques grandit sous les yeux de ses parens, toujours attentifs et pleins de tendresse pour lui. Combien de fois n?égaya-t-il pas son père par ses petites gentillesses ; combien de fois, lorsque ses occupations le retenaient non loin de la chaumière, et qu?il allait le rejoindre accompagné de sa mère pour prendre tous ensemble, à l?ombre d?un arbre, un repas frugal, ne les charma-t-il pas par ses espiégleries ? Jacques était déjà fort, bientôt il put conduire quelques moutons au pâturage et rendre à ses parens quelques services. Peu d?années après, le pasteur du village, vieillard vénérable et pieux, qui avait formé son enfance, et imprimé dans [3.2]son c?ur innocent les germes d?une vertu et d?une probité pure, le donnait pour modèle aux enfans de son âge.

La famille de Julien augmentait chaque année, et ses petits moyens ne lui permettaient presque plus de l?élever. Jacques était déjà grand et capable d?entreprendre une profession, les deux époux prirent donc en pleurant, la résolution de l?envoyer à la ville. Perrette y venait quelquefois vendre ses fromages, et avait fait connaissance d?une personne qui le lui avait demandé ; il sera bien, disait-elle à Julien, il saura un état, et les bonnes gens calculaient par avance et son gain, et les soins qu?ils pourraient attendre de leur petit Jacques. Long-temps on fut incertain ; chaque fois qu?il en était question, la famille versait d?abondantes larmes ; enfin, la raison l?emporta, et Jacques, un petit paquet au bout d?un bâton, quitta sa chaumière et le vieux chêne du hameau, où il se rendait tous les soirs pour jouer avec les enfans de son âge. Ce ne fut pas sans verser des larmes, sans exhaler de profonds soupirs, qu?il dit adieu aux auteurs de ses jours ! Ses frères, ses s?urs l?embrassaient tendrement ; mais l?on se sépara. Combien de fois ne se retourna-t-il pas pour revoir encore et sa chaumière, et la flèche gothique de l?église ! Arrivé au sommet de la montagne, il s?arrêta comme pour dire un dernier adieu aux objets de ses souvenirs, puis s?achemina lentement vers la ville.

Là, changea sa destinée, là, s?évanouit ses plaisirs champêtres, cette gaîté naïve, ces élans de c?ur qu?on sent si bien au village ! Pour lui, une aurore brillante a fait place à un soleil rembruni ; il n?a plus de jouissances qu?en perspective, et les peines, les chagrins en réalité. Combien il avait raison le poète de l?antique Rome, lorsqu?il disait : Qu?ils seraient heureux ces hommes des champs, s?il leur était donné d?apprécier leur bonheur !

Dans la vie, tout n?est qu?habitude ; Jacques se familiarisa bientôt avec sa profession, plein d?espoir pour l?avenir, songeant déjà à faire fructifier ses petites épargnes, il rêvait une aisance future, il lui semblait arriver au moment où il pourrait aider à sa famille et rendre à ses parens une partie des services qu?il en avait reçus. O inconstance du sort ! c?est ici que commence pour lui la chaîne des vicissitudes humaines, dont le dernier anneau doit aboutir à sa tombe ! La loi l?atteint, une lettre de son père le rappelle au village pour lui faire ses adieux, avant d?aller servir la patrie.

Je ne vous parlerai pas des différentes sensations qu?il éprouva à la vue du lieu de sa naissance ; combien son c?ur se serra en franchissant le seuil paternel, et ce qu?a de déchirant une première entrevue après huit ans d?absence, devant être suivie d?une si prochaine séparation. C?est à qui jouira le premier pour avoir la plus longue jouissance ; ses frères, ses s?urs se pressent autour de lui, et sa mère, en le serrant sur son c?ur, éprouve toutes les délices de la joie, se combattant avec les craintes d?un avenir douteux.

Huit jours se passent, cette idée de séparation s?était presque éclipsée, la satisfaction du présent repoussait les peines de l?avenir ; mais enfin l?heure est sonnée, [4.1]et le bonheur d?un moment fait place aux terreurs qui siègent dans tous les c?urs des paisibles habitans de la chaumière. Jacques embrasse et son père, et sa mère ; ses frères, ses s?urs, ainsi que les voisins, répandent d?abondantes larmes, c?est à qui lui souhaitera le plus de bénédictions. Tout-à-coup Jacques rassemble ses forces pour voiler un tableau si pénible, et s?adressant aux auteurs de ses jours, il leur cite l?exemple du garde qui naguère est revenu couvert de lauriers, la croix à sa boutonnière. Cette idée sourit à Perrette, et comme si elle sortait d?un assoupissement, elle s?écrie : Oui, vas, mon fils, défendre la patrie ; puisse ton sang, s?il doit couler, être versé pour l?honneur et la défense des intérêts du pauvre ! Perrette ne pleurait plus? Julien semblait douter encore. Enfin, ils se séparèrent et les parens, les amis l?accompagnèrent jusqu?au prochain village.

(La suite au prochain numéro).

Notes (VIE DU PROLÉTAIRE.)
1 Peut-être mention ici de l?imprimeur et littérateur Jean-Pierre de Labouisse-Rochefort (1778-1852).

 

 

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