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20 décembre 1834 - Numéro 14
 
 

 



 
 
    

Au Rédacteur de l’Indicateur.

Faubourg de Saint-Irénée, le 17 décembre.

Monsieur,

Puisque vous vous êtes généreusement voué à l’amélioration du sort de la classe ouvrière, en signalant et livrant à la publicité les abus qui causent leurs détresses, permettez-moi, je vous prie, de me plaindre de ce que vous n’avez pas encore parlé de celui qui, dans ces malheureux temps, plus que jamais, est mis en usage par beaucoup de fabricans. Je veux parler de la manière inhumaine, pour ne pas dire barbare, avec laquelle ils nous pressent, sous le spécieux prétexte que c’est une commission.

[2.2]J’éprouve à ce sujet, M. le Rédacteur, le besoin de donner un libre cours aux sinistres réflexions que me suggère la vue de tant de maux qui découlent de cette fatale manie, que je ne peux m’empêcher de croire volontaire et concertée, dans le dessein de baisser le prix de la main-d’œuvre.

Pour venir à l’appui de mes réflexions, je raconterai qu’il y a quelques années, dans un temps presque aussi malheureux que celui où nous nous trouvons, et raisonnant avec un fabricant sur la triste situation où la fabrique se trouvait alors, il eut la franchise de me dire que quoi qu’il occupât bien moins de métiers que dans un bon temps, il lui rentrait, proportion gardée, beaucoup plus d’étoffes. Il ajouta que les ouvriers, vu leur besoin, se gênaient davantage, et que pour lui ayant moins de frais, ajoutez à cela la diminution du prix de la main-d’œuvre, son bénéfice était, à quelque chose près, toujours le même.

Lors il faut bien que ce fabricant en exploitant la peine et la misère de l’ouvrier, ait fait d’énormes bénéfices, puisque, malgré toutes les mauvaises saisons (parlant du commerce), il s’est retiré des affaires avec soixante mille francs de revenus. C’est vrai qu’il a beaucoup travaillé, quoique cependant sans altérer sa santé ; car je vous dirai, pour que vous n’ayez pas d’inquiétudes, qu’il se porte très-bien ; mais les ouvriers qui lui ont gagné cette immense fortune, ont-ils leur part dans cet énorme bénéfice ? Non ; cependant ils ont bien plus travaillé que lui ; car, lorsque les ouvriers supportaient de longues veilles et passaient des nuits pour satisfaire à ses capricieuses demandes, celui-ci passait aussi quelques nuits, mais dans un cercle, au milieu des sociétés les plus brillantes. O calamités sociales ! quand cesserez-vous de vous appesantir sur le malheureux prolétaire ! Ne comprendra-t-on pas enfin qu’il n’est pas juste, que cinq ou six cents ouvriers enrichissent en quelques années un fabricant ; et que ceux qui ont produit cette somme de richesse, loin d’avoir pu réaliser quelques épargnes pour soutenir leurs vieux jours, vont mourir de misère sur le lit de l’hospice, n’ayant pas même l’espérance que leurs enfans auront un meilleur sort à la vue de tant de maux qui affligent la classe ouvrière ; je me suis, M. le Rédacteur, peut-être trop éloigné de mon sujet ; mais je m’empresse d’y revenir et de dire : que le fabricant qui exige une plus forte journée que celle qu’on peut faire dans 14 heures bien employées, est un malhonnête homme. Je dirai plus, il serait à désirer qu’il y eût des tribunaux pardevant lesquels ont pu le faire citer comme coupable d’avoir volontairement altéré, épuisé l’ouvrier par des fatigues et des privations insupportables.

Que de funestes conséquences ne résulte-t-il pas de presser ainsi les ouvriers, combien il serait à désirer que MM. les membres du conseil des prud’hommes fissent cesser, s’il leur était possible, cet usage tyranique : d’abord en fixant les tâches des apprentis ; par exemple, si elles étaient fixées aux deux tiers de la journée, l’autre tiers compléterait ladite journée. Cette sage mesure empêcherait le fabricant de demander sur [3.1]chaque métier une journée immodérée, parce qu’elle lui a été quelquefois rendue par un métier occupé par deux personnes. Il en résulterait un très-grand avantage pour l’ouvrier, il serait moins souvent malade et aurait moins d’infirmités dans sa vieillesse. Car c’est une chose avérée que le tissage des étoffes de soie est peut-être aussi pénible que quelque profession que ce soit, par l’attention, l’assiduité et la position gênante du corps, particulièrement pour les personnes du sexe qui, en travaillant plus que leurs forces ne le permettent, contractent des difformités de corps qu’elles gardent toute leur vie.

Si vous croyez, M. le Rédacteur, ces réflexions utiles, veuillez les insérer dans vos colonnes.

Et agréez l’assurance, etc.

Un observateur du faubourg de St-Irénée.

 

 

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