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28 décembre 1834 - Numéro 15
 
 

 



 
 
    

DE LA SITUATION ACTUELLE.

Ce serait manquer à notre tâche que de nous en tenir au rapide coup-d’œil que nous avons jeté dans notre numéro 13, sur la détresse de la presque totalité des travailleurs de la fabrique lyonnaise ; et ce sujet est d’une nature assez grave, assez digne d’attention, ce nous semble, pour que nous le rappelions de nouveau à l’appréciation sérieuse de ceux de nos lecteurs qui ne sont point entièrement préoccupés des faits politiques qui se succèdent si rapidement par le temps actuel.

Mais nous n’avons rien à voir à ces faits, nous, hommes d’industrie, hommes de travail ; et vraiment ce n’est point là un grand malheur, car nous n’y trouvons rien qui puisse diminuer la somme grande de nos misères.

Nous l’avons dit : à aucune époque la crise n’a été si déplorable et si longue qu’elle l’est aujourd’hui, – si progressive que depuis quelques années. Enfin, jamais [3.1]de si grands maux et de si petits remèdes ; jamais plus désolante anarchie !…

Un, jour, les ouvriers du Creuzot manquèrent de travail, et ce jour-là la misère et le dénuement furent leur partage. – Il y avait prévision de désordre, car là où les ouvriers sont sans travail et sans pain le désordre trouve un facile accès, – eh bien ! des troupes y furent envoyées,… tel fut le remède !!!

Nous pourrions citer une foule d’exemples de ce genre ; mais contentons-nous de consigner le plus récent, il suffira pour l’intelligence des réflexions que nous avons à faire.

Les forges d’Alais (département du Gard), usine très-considérable et dans laquelle sont fabriqués plusieurs millions de kilogrammes de fer et de fonte, sont (malgré le droit protecteur de 27 fr. 50 c., dont sont frappés les fers anglais), dans un tel état de langueur, qu’il est présumable que mort s’en suivra. Un duel a eu lieu entre le gérant et le caissier de ce vaste établissement, l’un a été tué et l’autre est en fuite ; en sorte qu’aujourd’hui le travail ayant cessé, les ouvriers sont sans ressource aucune.

Or, comme en toute circonstance semblable, l’autorité du lieu s’est émue, a fait part de ses craintes au gouvernement, et la force armée a reçu mission de veiller à ce que l’ordre ne fût point troublé !

Notre but n’est point, nous l’avons dit, de discuter, de contrôler les actes du gouvernement ; nous n’en avons ni le droit, ni l’envie. – Travailleurs et habitans de Lyon, de cette malheureuse cité, où se sont accumulés tant de douloureux événemens depuis notre révolution de juillet, où la soif de paix, de sécurité et de travail est devenue si puissante, – où la paix, la sécurité et le travail seraient un si grand bienfait ! nous sommes, on le doit penser, bien mieux amis de l’ordre que de l’émeute, – bien plus désireux de mesures de prévoyance que des voies de répression.

Mais, avons-nous dit, et telle est la vérité, les trois quarts de nos métiers sont muets et couverts de poussière. La misère est à tous et va s’augmenter de toutes les rigueurs de l’hiver ; le froid et la faim vont s’asseoir au foyer du travailleur, le suivre sur la paille de sa couche !… Car ceux de nos frères qui ont cru trouver dans l’émigration un palliatif au mal qui nous dévore, poussent, comme nous, un cri de détresse du fond de leurs campagnes. – « Nos salaires diminuent, – le prix des subsistances augmente, – nous sommes disséminés, – nous n’avons point de caisse d’épargne ! » Voilà ce qu’ils nous disent : ainsi donc le mal est à tous…

Des caisses d’épargnes !!!

Attendez ! bientôt il vous sera facile de comprendre à la campagne ce que déjà on sait trop à la ville : – qu’il est difficile d’épargner ce qu’on n’a pas, de réserver pour l’avenir et chaque jour le sou qui chaque jour vous manque au présent.

Et vous, hommes vaniteux, qui nonchalamment assis sur les aîles de cette déesse décrépite, qui a nom philanthropie, croyez voler au Panthéon ! écoutez ce qu’il faut bien que nous vous disions :

Vos caisses d’épargnes sont à l’ouvrier ce qu’est une [3.2]bourse à l’homme qui n’a point d’argent, – un meuble inutile ; – vos caisses d’épargnes ! elles sont une insultante dérision…

Mais voulez-vous rajeunir votre vieille divinité, – la faire si grande et si digne que nous nous prosternions pour l’adorer ? – Eh bien ! écoutez encore :

Modérez votre passion des caisses d’épargnes inutiles à la masse des travailleurs ; bonnes, si vous voulez, pour quelques portions de l’industrie, encore échappées au niveau fatal de la concurrence, mais sans profit pour ce quart des citoyens de la belle France qui vit d’aumône, – pour les deux cent mille mendiants de la superbe Lutèce !

Philanthropes ! faites qu’ils aient tous du travail ; tous, entendez-vous, mendians et travailleurs ; car le manque de travail fait les mendians. Et les mendians sont des hommes dégradés qui bientôt vomissent ces légions de voleurs, d’assassins ! d’hommes bons à tout enfin, qui rongent le corps social, empêchent la paix, le bien-être et l’union entre les hommes. – Les mendians ! ce sont eux qui brandissent les hideux serpens qui nous entraînent aux guerres civiles, – ce sont eux qui se nourrissent de nos cadavres et boivent le sang qui ruissèle après le combat.

Et il y a des mendians sous le frac élégant des fashionables, comme sous les guenilles des pauvres.

Et ces mendians sont la plaie dévorante de l’humanité.

Donc, quittez votre rêve creux, les caisses d’épargnes où nous n’avons rien à mettre, nous qui chaque année chômons cinq à six mois : organisez-le ce travail ; – qu’il y en ait toujours et pour tous ! que l’industrie ne soit pas un champ moins vaste que cette vigne du seigneur, où chacun avait le droit de travailler, – où chacun recevait un juste salaire !

Et, croyez-nous, tous y gagneront, propriétaires, fabricans, capitalistes, hommes de travail, hommes de talent ! – Car là est le secret de toutes nos misères, la cause de toutes nos dissensions. – Et les dissensions et la misère disparaîtront d’entre nous lorsque chacun aura reconquis sa sphère d’activité, – quand l’homme cessera de s’étioler sur cette terre que Dieu lui a donnée comme un riche et magnifique domaine.

Et, vous le savez, parmi nous il y a peu d’élus : encore le bonheur de ceux-là n’est-il pas sans amertume !!! – Oh ! philanthropes, organisez, organisez le travail, et vous aurez bien mérité de l’humanité, et les travailleurs vous béniront ; – et alors les portes du temple de l’immortalité vous seront ouvertes…

 

 

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