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7 décembre 1834 - Numéro 12
 
 

 



 
 
    

Condamnation de la Tribune Prolétaire.

Notre gérant a été condamné mercredi dernier par le Tribunal de police correctionnelle à un mois de prison et deux cents francs d’amende ; on se serait difficilement attendu à ce résultat en voyant le laisser aller du tribunal qui d’office avait renvoyé la cause à trois semaines et ensuite à huitaine pour la prononciation du jugement ce qui permettait de supposer qu’à ses yeux le délit n’était pas plus évident qu’urgent à réprimer. On se serait encore moins attendu à ce résultat après avoir ouï la plaidoirie éloquente de Me Jules Favre. Le tribunal a appliqué le minimum, c’est donc moins la peine en elle-même que notre gérant est appelé à subir qui nous rend tristes et soucieux (nous ne craignons pas de l’avouer) que cette attaque contre la presse prolétaire dont nous supportons les premiers coups. C’est un fâcheux précédent et chose bizarre, il ne nous est pas permis de dire toutes les conséquences hostiles à la classe ouvrière qui ressortent de ce précédent.

Quant à nous, nous sommes condamnés, mais nous ne sommes pas convaincus. Nous sommes condamnés pour avoir notamment dans les nos des 21, 28 septembre et 12 octobre parlé politique. Eh bien nous le disons franchement ; jamais notre intention n’a été de parler politique ; et nous sera t-il permis de dire toute modestie à part que [1.2]nous ne sommes pas assez simples pour ne pas savoir comprendre ce qui est ou ce qui n’est pas politique.

Quoiqu’il en soit, la tribune prolétaire ne périra pas. Aux sacrifices que nous avons faits nous en ajouterons d’autres et s’il devient nécessaire un cautionnement sera fourni. Alors, et cette réflexion n’est pas sans importance, alors il nous sera libre de parler politique dans le sens que tout le monde attache à ce mot. Nous voudrions bien savoir quel avantage le parquet trouve à grossir ainsi le camp de la presse politique. Le parquet sait bien sans que nous ayons besoin de le lui dire, dans quels rangs, sous quel drapeau il nous trouvera. Est-ce là le but qu’il s’est proposé en commençant ses poursuites ? nous aimons mieux croire qu’il a suivi son zèle plutôt que les leçons de la prudence, mais, il n’en résulte pas moins aux yeux de tous ceux qui réfléchissent mûrement que la condamnation de la tribune prolétaire est aussi dans son humble sphère ce que M. Royer-Collard1 appelait un effet sans cause.

Nous avons donné dans le premier N° un aperçu de notre procès ; nous allons ajouter quelques détails : la première citation que reçut notre gérant, incriminait sept articles de fonds (du progrès social, n’ayez pas peur de l’avenir, du logement militaire, coup d’œil sur la société, 30  millions de prolétaires, arrestations préventives, grâce au Courrier de Lyon)(V. spécimen, et nos 2, 3, 4, 5 et 6.) sans désignation des phrases réputées politiques, les lectures prolétaires contenues dans les nos 1 et 3 sans désignation non plus les cancans du N° 4, la liste de souscription publiée dans le n° 3 et la lettre des détenus de Perrache mise à la suite de cette souscription. La liste des détenus préventivement à Perrache, la note insérée dans le N° 3 annonçant l’arrestation des chefs d’ateliers accusés d’avoir voulu reconstituer le mutuellisme et acquités depuis et enfin la série entière des nouvelles sans aucune distinction, étaient incriminés par cette citation. La seconde citation incriminait, d’abord les nouvelles ou mémorial historique, un article de la Tribune intitulé du progrès industriel, inséré dans le N° 9 et celui intitulé misères prolétaires, inséré dans le N° 8. C’est sur ces nombreux chefs de prévention que nous avions à répondre.

En l’audience du 26 novembre M. Jules Favre après le réquisitoire de M. Belloc s’exprima ainsi.

« Nous vivons à une époque où les disputes de grammaire et les subtilités de langage tiennent dans la vie sociale une si large place, que des chaires de rhétorique et des assemblées de logiciens, elles sont montées jusque dans le sanctuaire législatif : elles ont envahi jusqu’au prétoire des justices criminelles, conséquence inévitable des crises révolutionnaires qui ont secoué notre France, et qui en y multipliant outre mesure les vaines formules de garantie, ont hérissé nos codes de dispositions élastiques dont chaque pouvoir exploite à son profit les commodes équivoques, et bien que nous en sommes comme autrefois les Grecs du Bas-Empire à de stériles batailles de mots ! si bien que M. l’avocat du roi vient requérir, et que je repousse, des condamnations en invoquant je ne sais quelles distinctions métaphysiques, je ne sais quel raffinement d’argumentation avec lesquels, je pense que les sévères et positives intelligences sont assez mal familiarisées.

« Cependant notre tâche est à la mesure de la vôtre. – A nos doutes vous répondrez par une affirmation, à nos débats par un jugement. Mais sur quelle base sera-t-il assis ? quel principe régulateur et fixe aurez-vous [2.1]pour guide ? La limite qui sépare les discussions philosophiques et industrielles des discussions politiques. Limite incertaine et mobile s’il en fut, que n’a pas d’avance tracée la précision des textes, qui flotte indéterminée au gré des capricieuses appréciations de chacun, et contre les déviations de laquelle la conscience, à défaut d’intelligence, ne s’élève pas. Limite dangereuse néanmoins puisqu’on ne la peut franchir sans rencontrer le seuil d’un cachot et les janissaires impitoyables du fisc. Voilà notre boussole ! Aussi, messieurs, vous comprendrez que j’éprouve quelque embarras à en deviner les vacillantes oscillations. Si la poursuite est franche de latitude, la défense craint de frapper dans le vague et de laisser échapper le délit à travers les innombrables hypothèses auxquelles peuvent donner lieu les interprétations diverses des articles que vous avez sous les yeux.

« Que faire donc ? Irons-nous fatiguer vos attentions de l’autopsie détaillée de chacun des numéros joints à la procédure comme pièces de convictions ? Aurons-nous pour chaque phrase équivoque les balances délicates et trop souvent faussées de la synonymie et des définitions ? A Dieu ne plaise, messieurs ; quelque zèle que nous inspire notre client, nous ne voulons pas acheter son acquittement par l’ennui et mettre son innocence à l’abri derrière de fastidieuses démonstrations.

« Cette cause nous est apparue sous un point de vue plus large et plus simple : commenter les textes qui nous sont opposés, rechercher patiemment le but de ceux qui les ont écrits, rapprocher de ces élémens fondamentaux non pas tel ou tel numéro, mais le journal incriminé ; telle est la tâche que nous nous sommés imposées, nous essaierons de la remplir avec méthode et brièveté, deux qualités que nous regardons comme sœurs, et que dans son orgueil, l’art oratoire traite trop souvent en étrangères. »

L’avocat se livre à l’examen des textes et de l’esprit des lois de 1819 et 1828. Il fait remarquer que la première assujettissait au cautionnement tous les journaux s’occupant de matières ou de nouvelles politiques ; la seconde s’est montrée moins rigoureuse, puisqu’elle affranchit du cautionnement les écrits périodiques non consacrés aux matières politiques. Elle a donc permis la publication des nouvelles, c’est-à-dire, des faits accomplis présentés dans leur nudité historique ; ce n’est pas là une vaine dispute de mots. Quel but supposez-vous à ceux qui ont fait les lois de 1819 et 1828 ? Ont-ils voulu enrichir leur budget ? Ils auraient pu choisir à l’impôt une assiette plus solide et surtout plus féconde. Ont-ils cherché à imposer des entraves au développement intellectuel qui simplifiait toutes choses, la politique comprise, et menaçait d’envahir l’état. L’avocat exprime à cet égard que ce fut bien là l’intention des législateurs ; mais qu’ils la cachèrent sous de plus nobles prétextes : il continue ainsi. « Les législateurs se crurent en droit de demander des garanties au journalisme, et vraiment la prétention n’était pas exorbitante : car il avait grandi depuis l’empire, ce quatrième pouvoir, que le dix-huitième siècle a légué aux générations modernes comme un héritage de progrès et de fermentation sociale ; il avait marché droit et le front haut : et lorsque les députés de 1828 se mesuraient avec lui, eux dont les mandats étaient écrits sur leurs cotes foncières, ils pouvaient exiger de leur rival indépendant et libre, une cotisation d’écus qui rétablit le niveau.

« Tel fut, n’en doutez pas, la pensée intime des lois de 1819 et 1828. Je la comprends comme une nécessité contemporaine, comme une frayeur légitime, mais pour qui ? Pour le journalisme par excellence, pour le journalisme politique. Lui seul est dangereux, parce que lui seul est influent. Il a sa tribune, ses lecteurs qu’il passionne et dirige. Je conçois qu’on humilie sa souveraineté par le cautionnement, mais que ces entraves s’abaissent devant les entreprises modestes dont la polémique bornée s’arrête au seuil des palais et des assemblées législatives : peu jalouses de gloire ; elles se contentent d’être utiles ; elles ne tiennent pas dans leurs mains les foudres qui renversent les empires. A elles les ressorts bienfaiteurs de la production ! A elles la mission laborieuse de jeter sur les sentiers obscurs et méprisés des industries subalternes les lumières de leurs patientes investigations. Aussi la loi leur ouvre-t-elles la libre carrière d’une discussion illimitée. »

M. Jules Favre se demande ensuite quel est le caractère de la Tribune Prolétaire ; il prouve que ses rédacteurs n’ont jamais eu d’autre intention que de défendre les intérêts des travailleurs. Il parcourt un à uni les articles cités par le ministère public, et s’attache à démontrer qu’ils ne contiennent rien de politique et que la Tribune a pu, sans contrevenir à la loi, s’occuper de matières philosophiques [2.2]et sociales. Après une discussion approfondie des différentes questions que soulève la cause, il termine ainsi :

« J’en ai dit assez pour juger ce procès. M. le procureur du roi a cru devoir nous l’intenter pour ne pas encourir de reproches de sa conscience. Nous apprécions ses susceptibilités. Vous, Messieurs les magistrats du pays, vous déciderez si nous avons compromis ses intérêts par une infraction involontaire de la loi ; mais si, comme je l’espère, nous ne sommes à vos yeux ni des perturbateurs du repos public, ni des violateurs de textes, vous réserverez, pour de véritables coupables, les tortures de la prison et les rigueurs de l’amende. »

M. le substitut prit la parole et combattit la distinction posée par M. Favre. Selon lui, le journalisme ne peut, sans déposer de cautionnement, se livrer à l’examen des matières philosophiques et sociales ; il repoussa aussi la différence que l’avocat indiquait entre la loi de 1819 et celle de 1828.

M. Jules Favre, dans une courte réplique, s’attacha à réfuter les objections du ministère public et le tribunal continua la cause à huitaine, pour la prononciation du jugement.

Nous donnerons, dans notre prochain numéro, le texte même de ce jugement en l’accompagnant des réflexions que nous croirons utiles, car nous ne devons pas oublier qu’indépendamment des juges institués par la loi, les journalistes en ont d’autres, et sont soumis à un tribunal auquel chacun vient forcément rendre hommage tôt ou tard, ce tribunal est celui de l’opinion publique.

Notes (Condamnation de la Tribune Prolétaire Tribune...)
1 « Un effet sans cause », probablement tiré de l’une des leçons du Cours de l’histoire de la philosophie moderne de Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845).

 

 

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