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14 décembre 1834 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    

DE LA CAISSE DE PRÊTS ET DE SON AGENT.

[1.1]Aucun principe de haine n’existe en nous contre la caisse de prêts comme institution et contre son agent que nous n’avons pas même l’honneur de connaître. Le désir d’être utile à la classe ouvrière, le devoir de prendre instantanément la défense de ses membres opprimés, soit dans leur intérêt, soit dans leur honneur ; voilà les seuls motifs qui nous font agir et guident notre plume.

Disons d’abord un mot de l’institution, nous passerons ensuite à son représentant.

La création d’une caisse de prêts spéciale à l’industrie de la fabrique d’étoffes de soie était une pensée généreuse quoiqu’elle ne fût pas sans inconvéniens. Nous l’avons dit dans l’Echo de la Fabrique (V. n° 57, 25 novembre 1832, l’article. Timeo danaos et dona ferentes.)i Mais pour être justes nous devons reconnaître que le mal signalé n’est qu’éventuel et plus ou moins probable, les bienfaits sont certains et présens. La somme du bien l’emporte donc sur celle du mal. Cette caisse doit représenter à peu près pour l’industrie de la soierie, ce que les banques agricoles représenteraient pour l’agriculture, ce que la caisse de Poissy est à Paris pour le commerce de la boucherie. Cette caisse fut instituée pour venir au secours des chefs d’atelier de la fabrique d’étoffes de soie de la ville de Lyon et des faubourgs. Elle devait s’alimenter des allocations votées par les conseils municipaux de Lyon, la Guillotière, la Croix-Rousse et Vaise, et enfin par les souscriptions et dons volontaires des marchands-fabricans, négocians, propriétaires, rentiers et autres personnes de toutes classes et des deux sexes, à l’effet de quoi appel devait être fait à leur libéralité (statuts, art. 1, 2 et 3). Nous ignorons le quantum des allocations votées par les conseils municipaux, le chiffre des souscriptions, et dons volontaires. Cependant ces renseignemens intéressent assez les citoyens pour que l’autorité eût pu les en instruire officiellement par des affiches. Ce n’est que par ouï dire (aussi nous ne l’affirmons pas) que nous avons appris que lassé de s’entendre chaque jour réclamer les vingt-cinq mille francs qu’il avait spontanément offert en novembre 1831, M. Etienne Gauthier les a versés à la caisse de prêts ; nul doute que cet exemple a été suivi par beaucoup d’autres personnes opulentes. Pourquoi priver ces généreux citoyens de l’hommage qui leur est dû ? La reconnaissance publique, est acquise à leurs noms, mais faut-il encore que ces noms soient publiés. Il serait possible cependant que nous nous abusions et que le nombre des souscripteurs ou donataires soit plus restreint que nous ne pensons, mais alors à qui s’en prendre ? Au défaut de publicité donné à l’action des premiers donateurs, car on le sait, la générosité est comme toutes les autres affections humaines, sympathique. Le monde est ainsi fait. D’un autre côté un appel devait être fait et nous voyons bien chaque semaine [1.2]l’affiche de la caisse d’épargne où les ouvriers en soie ne vont pas parce qu’ils n’ont rien à épargner ; nous n’avons pas encore vu celle portant l’appel à la libéralité des personnes riches de Lyon prescrit par les statuts. Nous émettons le vœu que cet appel soit fait et nous ne doutons pas qu’il sera entendu. Nous émettons encore le vœu que la liste des donateurs soit publiée, et si, comme on nous l’assure, le nom de M. Etienne Gauthier y figure, cela répondra à plus d’une calomnie.

Quoiqu’il en soit et avec quelques fonds qu’elle ait marché, la caisse de prêts a soulagé des misères individuelles, elle a été utile à l’industrie de la soierie, mais pour produire tout son effet, elle doit être administrée paternellement. C’est ici que commence un rôle pénible pour nous, mais nécessaire, celui de prendre corps à corps l’agent de cette caisse. Il a mal compris sa mission et n’a pas réfléchi que sa place ne pouvait être ni une sinécure, ni une fonction éminente ; que mis en rapport par elle avec les ouvriers, il devait être ouvrier comme eux et dépouiller le vieil homme. Dans ses poursuites pour le recouvrement des sommés prêtées, il a donné aux statuts un sens judaïque qu’ils n’avaient pas. Par exemple il s’est autorisé de l’article 18 pour demander le remboursement intégral à des chefs d’atelier qui, se voyant sans ouvrage, avaient cru pouvoir utiliser leur industrie dans une autre profession sans cependant vendre leur atelier, se réservant au contraire de l’exploiter dans des temps meilleurs. Il a fait plus encore ; trouvant sur son registre des prêts faits à des ouvriers étrangers à la fabrique mais dont les femmes exerçaient cet état, il a cru pouvoir leur réclamer ex-abrupto le remboursement. Evidemment il était dans l’erreur, le prêt est fait à l’industrie, peu importe dès-lors que ce soit le mari qui l’exerce. Nous avons déjà consigné ces observations dans des notes au bas du compte-rendu du conseil des prud’hommes, il n’y a pas été répondu. Qui ne dit mot consent. L’agent de la caisse non content de ces tracasseries, a eu la malheureuse idée d’aliéner les négocians et cela en se fondant sur ce principe du droit prud’hommique, que les légistes ne comprennent pas et qui consista à faire payer à quelqu’un, pour une simple contravention, la dette d’un autre. Quelques négocians se sont trouvés dans ce cas de contravention, ils étaient de bonne foi, on doit le présumer, il fallait les avertir. L’agent de la caisse leur a fait des procès. Qu’en résultera-t-il ? Que les négocians ne voudront plus entendre parler de la caisse et par conséquent occuper les ouvriers dont les livrets seront grevés à son profit. En vérité, le bel avantage pour la fabrique ! L’agent dira-t-il pour sa justification que le conseil, des prud’hommes a adopté ses conclusions et qu’il est par ce fait à l’abri de tout reproche ? Nous répondrons que tant que la libre défense n’existera pas, on ne peut prétendre que les décisions du conseil ont l’autorité de la chose jugée. Elles sont toutes entachées d’un vice radical. Qu’est-ce en effet qu’un jugement qui n’est pas précédé d’une défense libre et éclairée ! Nous l’avons prouvé avec satiété et nous n’avons cédé qu’à la force ; les ouvriers nous doivent cette justice. Cette [2.1]fin de non-recevoir ne serait donc pas loyale dans la bouche de l’agent de la caisse de prêts : un simple plaideur pourrait se la permettre, un fonctionnaire ne le doit pas.

Répéterons-nous les reproches que nous avons adressés à M. l’agent de la caisse de prêts à raison de la brusquerie et de l’insolence de sa conduite envers les ouvriers. Si nous avons inséré sans réclamation la lettre qu’il nous a adressée, ce n’est pas, on le pense bien, par la difficulté d’y répondre, mais nous pensions que cet avertissement suffirait. Vraiment M. Valençon avait bonne grâce de se poser en matamore. Il était bien certain que le gant qu’il jetait ne serait pas ramassé, et cela par une raison bien simple. Pour avoir eu à se plaindre de lui, il faut avoir été à la caisse et personne n’avoue les secrets de sa position, les embarras de son ménage. L’ouvrier qui va à la caisse de prêts, au Mont-de-Piété, se cache et il souffrira toutes les humiliations plutôt que de se plaindre. Il faut que d’autres élèvent la voix pour lui, c’est ce que nous avons fait. Cette explication donnée, on comprendra sans peine pourquoi nous n’avons cité ni ne citerons aucun nom. Mais M. Valençon devait se le tenir pour dit et il n’en a rien fait. Il y a près de quinze jours, M. Charnier, prud’homme, a accompagné chez nous un chef d’atelier qui venait d’être insulté par M. Valençon. M. Charnier est homme d’honneur, dévoué à ses confrères, il ne nous démentira pas, et M. Valençon trouve enfin un adversaire qui le vaut bien.

Nous voudrions terminer ici, car cette polémique nous coûte, mais nous sommes obligés de signaler un dernier trait de M. Valençon. Cet agent vient d’adresser à l’Indicateur une lettre par laquelle il invite les chefs d’atelier à verser à la caisse, de l’argent de leur façon, le montant de la retenue à eux faite par le négociant ; il leur donnera en échange un bon avec lequel ils iront retirer cette même retenue des mains du négociant. Nous sommes étonnés que l’Indicateur n’ait fait suivre d’aucune remarque une lettre aussi ridicule, nous n’imiterons pas sa réserve. Ne disons rien de cette avance momentanée (et dont le montant est attendu avec impatience par le propriétaire, le boulanger, l’épicier, etc.) demandée à l’ouvrier par M. l’agent qui voudrait, c’est naturel, se déranger le moins possible quoiqu’il soit payé pour cela. Mais en vérité, quels inconvéniens pour le chef d’atelier et le négociant. Le premier se promènera du comptoir à la caisse deux fois de plus et attendra chaque fois trois ou quatre heures ; le second devra garder ces bons pour justifier qu’il a rempli l’obligation de faire la retenue du huitième et multipliera ses écritures, car enfin il faudra bien que le livre du chef d’atelier soit émargé d’autant. Ce que demande M. l’agent comptable n’a pas le sens commun, nous sommes fâchés de le lui dire aussi crûment.

Une dernière réflexion. M. l’agent veut qu’on croie à son honnêteté et il n’est pas même honnête à notre égard : il ne nous a pas envoyé la circulaire qu’il a adressée à notre confrère. La Chambre de commerce lui offre cependant un exemple à suivre dans ses rapports avec les journalistes. Il ne pouvait connaître notre opinion sur cette pièce, ou s’il la connaissait… ah ! en ce cas nous n’en voulons pas dire davantage, mais la malhonnêteté ne s’adresse plus à nous.

 

 

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