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14 décembre 1834 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
DE L’ENQUÊTE COMMERCIALE.i

Il paraît que décidément le gouvernement se dispose à essayer, en France, l’application du fameux système d’Adam Smith : laissez faire ; laissez passer. Une enquête commerciale se poursuit en ce moment, destinée, dit-on, à servir de base à une nouvelle loi de Douanes. Si la chose était sérieuse, nous n’aurions rien à dire ; on nous répète depuis si long-temps que ce système est le grand mobile de la prospérité du commerce, que nous craindrions clameur-de-Haro si nous nous hasardions à soutenir le contraire. Malheureusement, il nous semble qu’il n’en est pas ainsi, et la manière dont cette enquête se fait, nous donne le droit et nous impose le devoir de dire notre opinion.

M. Duchâtel, ministre du commerce, invite, par une circulaire, les chambres de commerce à lui donner leur avis sur différentes modifications qu’il a l’intention de proposer dans la nouvelle loi des Douanes et qui portent tant sur la levée de certaines prohibitions, que sur l’abolition ou la diminution de certains droits ; d’un autre côté, le conseil supérieur du commerce et manufactures, se forme en comité d’enquête et interroge, tour-à-tour, les principaux négocians ou manufacturiers intéressés sur l’opportunité des mesures proposées. Tel est le mode adopté. Si ce n’est pas une mauvaise plaisanterie, c’est au moins une grande maladresse ; car l’effet le plus immédiat de cette loi, sera d’encombrer la France de marchandises anglaises, et par suite, de causer de grands préjudices à des négociants et manufacturiers ; or, comment peut-on croire qu’ils consentiront jamais à se laisser porter un tel coup. Vainement le ministre leur représentera-t-il qu’ils retrouveront plus tard les avantages qu’ils perdront d’abord, que l’effet infaillible du bon marché est de favoriser la consommation, qu’ensuite la réciprocité nous permettra des approvisionnemens en matières premières, moins onéreux chez les Anglais [3.1]que partout ailleurs. Peine perdue, ils répondront que le bon marché les ruinera, que si les Anglais sont leurs maîtres en industrie en ce moment, ils sont assez habiles pour l’être toujours. Qu’ils disposent d’ailleurs de moyens dont nous n’avons pas ; que chez eux les capitaux se portent sur l’industrie, et que chez nous ils se portent sur l’agiotage, que quant à la facilité qu’auront d’autres industries de s’approvisionner à meilleur marché, ils ne sont nullement obligés de s’anéantir pour procurer cet avantage à d’autres.

Mais, dit timidement le ministre, il est cependant vrai que le bénéfice des riches ne se compose que des privations des pauvres ; que le revenu du propriétaire n’est que le produit de la sueur du prolétaire, non que je dise, reprend-il (effrayé d’avoir osé avancer une vérité aussi hardie), qu’il n’en doive pas être ainsi par respect pour le droit sacré de propriété, mais je demande seulement s’il ne serait pas juste de procurer au peuple quelque adoucissement dans ses misères.

Que répondront à cela ces messieurs ? Qu’il ne serait pas juste non plus de procurer à leurs dépens cet adoucissement au peuple, qu’ils sont aussi philanthropes que qui que ce soit, qu’ils ont souscrit à tous les bals et concerts en faveur des pauvres, que plusieurs d’eux-mêmes ont concouru à l’établissement d’un dépôt de mendicité dans leur commune, et que dès-lors ils croient avoir rempli leur tâche à cet égard.

C’est un curieux spectacle que celui de l’intérêt privé mis à nu ; il fait beau voir ces hommes si fort attachés aux principes quand il s’agit d’augmenter d’un centime le salaire insuffisant de l’ouvrier, il fait beau voir, dis-je, le cas qu’ils en font lorsque, par hasard, ces mêmes principes viennent les froisser le moins possible. D’abord c’est un fabricant de poterie qui s’oppose de toutes ses forces à l’abaissement des droits, et qui cependant s’approvisionne des matières premières en Angleterre ; il est probable que si demain on frappait le kaolin d’un fort droit d’entrée il trouverait que c’est une grande injustice. Ensuite c’est un fabricant de plaqué qui apporte un certificat d’opposition couvert de 34 signatures, et il n’y a en tout que neuf maisons. Un autre demande que l’on retire le poinçon dont sont frappés les plaqués français, afin, dit-il, dans son orgueil national, qu’il puisse faire passer ses produits pour anglais. Un autre encore annonce au conseil que ses confrères, et c’est le plus précieux, timbrent leurs produits d’un titre beaucoup plus élevé que le véritable. C’est un sot celui-là, et on peut lui prédire qu’il fera faillite ; de quoi s’avise-t-il d’être plus honnête que ses confrères ? Ne devrait-il pas savoir que la loyauté est, au temps où nous vivons, tout ce qu’il y a de plus rococo au monde. De tous les témoins entendus dans l’enquête jusqu’à ce jour, un seul s’est montré véritablement partisan de la mesure ; il est vrai que ce n’est pas un commerçant, c’est tout bonnement un savant, un économiste, un ex-Saint-simonien même, mais qui du moins en jetant son froc aux orties, n’a pas fait comme tant d’autres, n’a pas changé d’opinion. C’est un sot aussi celui-là et il ne sera jamais riche. Mais parmi nous, grossiers prolétaires, totalement étrangers à la perfectibilité du siècle, il en trouvera beaucoup disposé à lui dire en lui touchant dans la main : honneur à toi, Stéphane Flachat, car tu as soutenu la cause du peuple.

Quant aux chambres de commerce, la fameuse circulaire y a produit en général une explosion presque de fureur, indignes d’hommes graves, mais facile à concevoir de la part d’hommes qui ont pour l’argent une tendresse dont on ne se fait pas d’idée. Les réponses ne se font pas attendre, et toutes celles arrivées jusqu’ici, sauf un bien petit nombre, contiennent un refus formel. D’après cela on peut, sans être doué d’une grande prescience, deviner que cette tentative échouera comme celles qui l’ont précédée, et que nous nous trouverons après la discussion Gros-Jean comme devant, sauf quelques rames de papier écrites de plus.

....y, fab. d’ét. de soie.

 

 

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