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28 décembre 1834 - Numéro 15
 
 

 



 
 
    

AFFAIRE BOFFERDING CONTRE GELOT ET FERRIÈRE.

Quoique dans notre dernier n° nous ayons rendu compte de cette affaire, son importance bien sentie par le conseil des prud’hommes qui a tenu pour la juger une audience extraordinaire, nous engage à y revenir.

En avril 1833, Gelot et Ferrière engagèrent Bofferding à monter pour eux deux métiers de schals 6/4 au ¼. Comme cela occasionnait une dépense de près de 1 500 fr., Bofferding n’y consentit que sous la condition, d’une convention par laquelle on s’engagerait à occuper pendant deux ans lesdits deux métiers. Cette convention fut écrite par MM. Gelot et Ferrière et signée le 19 avril 1833. Il ne fut rien stipulé quant à la nature du travail, mais il est évident que l’intention des parties était de fabriquer des schals. Cette convention fut exécutée de bonne foi pendant long-temps, mais il paraît que la stagnation du commerce et principalement de l’article chale sur lequel nous avons appelé l’attention des lecteurs dans les numéros 5 et 6 du journal, a déterminé MM. Gelot et Ferrière à se soustraire à l’exécution d’une convention devenue onéreuse pour eux. Laissons parler M. Bofferding, voici un extrait de sa plaidoirie devant le conseil. Nous insisterions moins sur la libre défense si tous les chefs d’atelier pouvaient s’exprimer ainsi ; elle ne serait plus qu’une question de principes.

« Chacun sait, messieurs, que depuis plusieurs mois les affaires en général sont en souffrance. Or il est advenu que MM. Gelot et Ferrière comme leurs confrères l’ont senti, et l’un d’eux ici présent, me déclara il y a quelque temps que son intention était de me faire renoncer à la convention. J’attachais peu d’importance à cette menace tant qu’elle fut sans effet ; pourtant le résultat ne se fit pas attendre ; d’abord par des chômages de pièces, de dessin et de matières, puis par la baisse rapide des façons, baisse trop précipitée par rapport aux autres maisons. Enfin le mois dernier il m’a été remis une pièce de quatre schals seulement. je fis une observation à cet égard. M. Ferrière me répondit qu’il devait changer de dessin et faire chiner une pièce qu’il devait mettre le même soir à l’ourdissage, et que tout cela n’étant pas prêt c’était pour occuper le métier en attendant ; je le crus. Mais arrivé au dernier schal je prévins le commis de ces messieurs qui me dit qu’on y penserait, et le lendemain matin six courant le même commis vint à la maison me dire qu’il fallait faire des changemens afin de remplacer les schals par des écharpes. Surpris de cet avertissement insolite, je répondis par un refus, mais d’après sa proposition d’aller au magasin, je m’y rendis. Ces messieurs me parlèrent encore de leurs écharpes et je refusais. M. Ferrière alors avec un ton d’aigreur mêlé d’emportement me dit : vous n’aurez point de pièce, vous m’irez chercher un billet de prud’hommes pour paraître, et quand il devrait m’en coûter 50 écus je veux que vous fassiez des écharpes. Aussi nous sommes comparus le 8 par-devant MM. Joly, Milleron et Dufour qui, après avoir pris connaissance de la convention, ont, par l’organe de M. Joly, demandé à M. Ferrière si c’était pour des châles 6/4 au ¼ que ladite convention avait été stipulée : question à laquelle ce dernier a répondu affirmativement. Ensuite nous fumes renvoyés en conciliation par-devant deux membres du Conseil, MM. Roux et Verrat. »

[2.1]Le sieur Bofferding raconte ensuite la conciliation qui fut proposée, acceptée par lui, mais refusée par MM. Ferrière et Gelot.

Bofferding consentait à faire les changemens nécessaires moyennant : 1° le remboursement de ses frais, 2° l’indemnité de ses journées perdues. C’est en cet état que la cause s’est présentée à l’audience du 18 décembre.

Après avoir ouï les parties, le conseil a renvoyé pour prononcer le jugement au samedi 20 décembre.

La question à juger était donc celle-ci.

Le fabricant qui a monté un métier de chals 6/4 en 1/4, en vertu d’une convention exécutée ainsi pendant près de deux ans, peut-il être contraint, moyennant le remboursement des frais à faire et le payement de ses journées perdues, à substituer un autre article ? – Oui

Le conseil a prononcé en ces termes.

« Considérant que suivant l’esprit de l’article 1134 du code civil, les conventions passées entre les parties doivent être exécutées de bonne foi.

« Considérant que d’après les conventions que MM. G. et F. ont passées avec M. B., ils se sont engagés à occuper pendant deux années 2 métiers au quart et à payer au cours.

Considérant que d’après l’article 1159 du même code, lorsque la rédaction d’une convention est ambiguë, elle doit être interprétée suivant les usages du lieu où elle a été passée.

« Considérant qu’il est reconnu par un temps immémorial que la fabrication des articles façonnés étant soumise au régime de la mode et de la consommation, il ne peut pas entrer dans la conviction du conseil que MM. G. et F. se soient engagés à faire fabriquer pendant le délai de 2 années le même genre de chales, dans la même dimension et du même dessin.

« Considérant que l’article châle long dit écharpe se fabrique dans le même système du métier dénommé métier au quart.

« Considérant que ce changement offre des dépenses et du temps perdu au sieur Bofferding, que dès-lors, les sieurs G. et F. doivent l’indemniser de ses frais.

« Considérant que lorsque les sieurs G. et F. ont offert au sieur Bofferding les prix des chales longs ou écharpes, ils n’ont point offert de l’indemniser des frais du montage des métiers, ce qui a amené les parties devant le conseil et occasionné un délai de 3 journées de travail perdues sur chacun des métiers ; que MM. G. et F. doivent être passibles de ce temps perdu. « Par ces motifs le conseil dit et prononce.

1° que MM. G. et F. sont autorisés à placer les pièces de châles longs sur les deux métiers.

2° que les frais de montage des métiers seront supportés par les sieurs G. et F.

3° que les 3 journées perdues sur les deux métiers seront réglées à la somme de 30 fr. pour toute indemnité.

4° que si G. et F. ne se mettent pas d’accord avec B. sur les frais de montage des métiers et le prix des façons, le conseil sera appelé à régler l’incident.

« Dans le cas où le sieur Bofferding ne se soumettrait pas aux décisions ci-dessus, il encoura la déchéance de l’exécution de la convention ci-dessus mentionnée pour le délai à expirer, les frais du présent compensé. »

Nous admettons que le conseil avait, dans l’intérêt de la fabrique lequel ne saurait être de forcer un négociant à faire fabriquer à perte, le droit d’interpréter la convention passée entre Gelot et Ferrière et Bofferding, surtout dans la position ou ce dernier s’était volontairement placé en offrant de faire les changemens moyennant le remboursement de ses frais et pertes de temps ; mais nous ne pensons pas qu’il aurait eu ce droit si Bofferding s’était borné à demander l’exécution de sa convention ou la résiliation avec indemnité. Dans ce dernier cas, le conseil aurait dû, à notre avis, condamner MM. Gelot et Ferrière à une indemnité équivalente au bénéfice présumé des deux métiers pendant le temps restant à courir. L’article 1162 du code civil est formel à cet égard et sert de corollaire à l’article 1159.

Nous ne voyons pas sur quoi le conseil s’est fondé pour compenser les dépens. Rien dans la cause ne paraît susceptible d’avoir attiré cette rigueur, sauf Bofferding, et le dispositif même du jugement ne dit rien qui puisse le faire préjuger. Cependant c’est dans les considérans qu’on doit trouver les motifs du prononcé.

Il nous reste une réflexion plus grave encore à émettre : c’est que ce jugement est susceptible d’être annulé, par la faute soit du président soit du greffier qui devraient, il nous semble, veiller davantage à la composition du conseil. Il est de principe, et cela est naturel, que les juges seuls qui ont assisté aux plaidoiries concourent à la prononciation du jugement et signent le plumitif. C’est donc avec surprise que nous avons vu M. Dumas qui avait siégé à l’audience du 18, remplacé à celle du 20 par M. Labory. Nous devons espérer que le conseil ne s’exposera plus à rendre ainsi des jugemens radicalement nuls.

 

 

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