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18 janvier 1835 - Numéro 3
 
 

 



 
 
    

SUR NOTRE PROCÈS.

[1.1]Nous nous étions proposé de publier des réflexions sur le procès qui nous a été intenté. C’est dans ce but, et pour soumettre aux lecteurs toutes les pièces du litige que nous avons inséré le jugement de police correctionnelle, l’arrêt de la cour et les plaidoieries de M. Jules Favre. Notre intention était de suppléer par ces réflexions à l’omission importante qu’on a sans doute remarquée dans ces plaidoieries. Nous regrettons amèrement de n’avoir pu recueillir la partie qui avait trait à la discussion des articles incriminés. Autant que possible nous nous serions empressés de rapporter les paroles de l’éloquent orateur, mais à quoi bon remplir aujourd’hui cette lacune. Viendrons-nous, usant de notre droit de journalistes, ouvrir à la discussion une nouvelle arène plus vaste que l’enceinte d’un auditoire de justice ? quel serait le but de cet appel à l’opinion publique ? Ces considérations et d’autres encore nous ont arrêtés. Après un mûr examen nous avons renoncé à publier ces réflexions fastidieuses pour beaucoup de lecteurs qui veulent bien que la presse les défende, mais ne se soucient nullement du récit de ses tribulations.

Puisqu’on le veut, la Tribune Prolétaire fera un cautionnement. A tout prendre, il est peut-être plus avantageux, que cette question ait été résolue contre nous. La presse populaire acquerra par le cautionnement qui l’assimilera aux autres journaux une importance plus grande ; plus libre dans son allure elle prendra rang à côté, disons mieux, au-dessus de la presse politique. Ce ne sera plus par tolérance qu’elle existera mais par droit. Il faut l’avouer (nous l’avons proclamé plus d’une fois) les questions sociales sont bien autrement graves que les questions politiques ; ne nous étonnons donc pas de la sollicitude tardive du parquet. On peut demander pourquoi le législateur a omis de les assujettir au cautionnement, seulement il nous semble que les magistrats n’auraient pas dû chercher à réparer son oubli. Ceci nous ramène à notre procès malgré nous, nous n’en dirons qu’un mot.

L’Echo des Travailleurs et l’Echo de la Fabrique avaient cessé de paraître en mars et mai dernier. Nous crûmes devoir les remplacer, dans l’intérêt de la classe ouvrière privée d’un organe spécial, et la Tribune Prolétaire vit le jour. Sans admettre avec le ministère public en première instance, que la justice ait jugé nécessaire, après les événemens d’avril, de réprimer ce qu’elle avait consenti jusqu’alors ; nous comprîmes qu’une part devait être faite aux circonstances, et l’on nous rendra témoignage que nous avons su adoucir notre langage plus que nous ne l’avions fait dans les précédens journaux, plus que notre titre semblait l’indiquer.

Nous pensions être dans notre droit en continuant de traiter les mêmes questions que nous avions traitées dans l’Echo de la Fabrique et l’Echo des Travailleurs, ces deux journaux n’ayant pas été poursuivis ; à cet égard nous invoquerons une autorité grave. Le tribunal de police correctionnelle a dit dans l’un de ses considérans : Le meilleur moyen d’interprétation d’une loi est l’exécution qui lui a été donnée. Nous ne demandions pas autre [1.2]chose au tribunal. Nous avons cependant été inopinément arrêtés au milieu de notre carrière pacifique. On n’a pas incriminé nos articles mais on nous a dénié le droit de les écrire dans un journal non cautionné ; vingt-deux articles, dans dix numéros étaient déférés par le parquet à la justice, comme contenant le délit de contravention aux lois de 1819 et 1828, sur les journaux. Nous avons cité pour notre défense le précédent des deux journaux sus rappelés, nous avons dit que nous avions accepté leur succession, sous bénéfice d’inventaire, la réponse… nous ne l’avons pas entendue, et quatre de nos articles ont été déclarés coupables.

Sans discuter si nos articles (ceux déclarés coupables comme ceux écartés de la prévention) avaient une tendance politique c’est-à-dire suivant l’étymologie de ce mot, se rattachant aux questions gouvernementales, nous répéterons encore que nous étions autorisés par le silence du ministère public à croire que les législateurs de 1819 comme ceux de 1828 n’avaient pas compris les matières philosophiques, religieuses, morales, judiciaires, en un mot les questions de réforme et de rénovation sociale dans la catégorie des questions politiques ; et qu’ils n’avaient entendu par ces dernières que celles que les journaux traitent habituellement soit à titre de polémique soit à titre de discussion. Nous avons parlé du parquet de Lyon, nous devons ajouter que celui de Paris est son complice ; en effet le Phalanstère1, journal de la doctrine fourriériste, l’Européen, journal d’une démocratie avancée, le Semeur, journal religieux, etc. ont paru ou paraissent encore sans cautionnement et n’ont pas été inquiétés. La Tribune Prolétaire est le premier exemple de cette sévérité fondée peut-être sur une logique rigoureuse ; mais non assurément en équité.

A l’égard des nouvelles que la Tribune Prolétaire contenait et dont la prohibition a été le sujet d’un dissentiment grave entre nos juges, dissentiment qui est retombé sur nous par une aggravation de peine que nous sommes encore à nous expliquer sans pouvoir en comprendre le motif, nous croyons qu’il faut faire une distinction entre les nouvelles qui commencent par la rubrique consacrée on dit, on assure, etc., et celles qui rangées dans un ordre chronologique, ne font que constater des faits accomplis. Quelle que soit la gravité de ces dernières, dénuées de réflexions, elles sont inoffensives. Nous ne ferons à aucun gouvernement l’injure involontaire de lui dire que de telles nouvelles (des nouvelles politiques présentées sans commentaire et chronologiquement) peuvent quelquefois être de nature à exciter des troubles ou de fausses alarmes. Ainsi nous abandonnons facilement le droit de publier les premières : cela n’était pas entré dans notre cadre ; quant aux secondes, nous obéirons à la justice mais sans être convaincusi 2. Leur interruption d’ailleurs sera de courte durée.

Pour en terminer nous protestons contre toute intention d’avoir voulu contrevenir à la loi qui défend aux journaux non cautionnés de parler politique. Voici à cet [2.1]égard notre profession de foi explicite. Que la loi soit bonne ou mauvaise, nous lui devons obéissance parce que l’on ne peut, sous aucun prétexte, s’insurger contre elle au nom d’un intérêt individuel ; le respect pour la loi est la première garantie de la civilisation. Si lui résister ouvertement est l’acte d’un séditieux, l’enfreindre par ruse est aussi l’acte d’un séditieux, mais plus coupable encore, parce que la lâcheté s’ajoute à la révolte. La fraude n’est pas moins répréhensible que la violence.

On s’est trop accoutumé à faire une différence entre les mœurs publiques et les mœurs privées ; nous n’admettons pas cette distinction ; il n’est pas plus permis selon nous de voler l’état qu’un particulier ; pas plus licite de tromper la foi du gouvernement, c’est-à-dire, la foi publique que la foi privée. Il n’y a pas deux morales. Si donc nous avions parlé politique après avoir déclaré dans notre prospectus que nous voulions y rester étrangers, nous aurions trompé la foi publique, menti à la société et à nos lecteurs ; nous nous avouerions plus coupables que les magistrats eux-mêmes ne l’ont pensé ; mais nous avons la conscience de n’être pas sortis des limites que notre programme avait tracées ; c’était pour nous le cercle de Popilius, nous ne savions pas qu’il était élastique et que l’apolitique avait pour maxime comme la méthode Jacotot : Tout est dans tout3. Une équivoque seule a donc été commise ; nous venons de l’expliquer, car il nous importait de nous justifier. Nous sommes victimes d’une erreur involontaire et le ministère public l’a long-temps partagée avec nous. Nous avons subi les conséquences de l’équivoque ; il y aurait folie à nous de vouloir lutter. Quand nous aurons versé au fisc les huit mille francs qu’il exige, nous en dirons davantage.

Notes (SUR NOTRE PROCÈS. [1.1] Nous nous étions...)
1 L’auteur de l’article, très certainement Chastaing, mentionne le journal  fouriériste, La réforme industrielle ou le Phalanstère (qui avait cessé de paraître en février 1834), le journal buchézien, L’Européen, Journal des sciences morales et économiques (1831-1832) et le journal protestant, Le Semeur. Journal religieux, politique, philosophique et littéraire, publié depuis septembre 1831.
2 Il s’agit ici de L’Athénée. Journal scientifique et littéraire, publié à Lyon en 1835.
3 Référence ici à l’un des deux principaux axiomes de la pédagogie de Joseph Jacotot (1770-1840).

 

 

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