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25 janvier 1835 - Numéro 19
 
 

 



 
 
    

TRIBUNAL CORRECTIONNEL.

(Présidence de M. Delandine.)

Audience du 22 janvier.

Nos lecteurs qui ont lu notre profession de foi, se rappellent sans doute que nous ne voulions pas faire de la politique ; aussi nous ne fournîmes point de cautionnement. Malgré notre extrême modération, nous avons eu aujourd’hui à répondre par-devant le Tribunal correctionnel pour des articles soit disant politiques.

M. le substitut Belloc, après avoir lu et relu les discours des membres de la Chambre des députés qui votèrent la loi du 28 juillet 1828, qui affranchit du cautionnement les journaux étrangers à la politique, il a conclu à l’application de l’art. 6 de la loi de 1819.

M. Jules Favre, défenseur de notre Gérant, s’est exprimé en ces termes :

Il y a quatre mois à peine que le gérant de l’Indicateur était traduit aux pieds de votre tribunal, comme prévenu d’avoir renoué les liens brisés de l’association mutuelliste ; alors, et malgré la vive insistance du ministère public, il fut démontré que cette résurrection prétendue n’était qu’un fantôme ridicule, dont les terreurs de la police avaient jeté l’ombre complaisamment grandie aux avidités réquisitoriales du parquet. Il fut démontré que les conciliabules mystérieux dénoncés par l’intelligente sagacité des agens municipaux, n’étaient que de paisibles réunions d’actionnaires, dans lesquelles, au lieu de poignards sur lesquels on aurait reçu d’homicides sermens, on n’était armé que d’innocens couteaux de bois destinés à découper des prospectus plus innocens encore. Cette mystification qui cependant émut notre ville, en y réveillant de funèbres souvenirs, devait se terminer par l’acquittement des prévenus. Votre justice alla plus loin. Elle ne se tint pas pour satisfaite de la solennité de cette réparation. Elle voulut bien y ajouter de bienveillantes paroles d’encouragement pour l’entreprise à laquelle M. Favier s’était généreusement voué. J’entends encore de la bouche du magistrat qui dirigeait ces débats, tomber de paternelles exhortations dans lesquelles il proclamait lui-même l’utilité d’une feuille consacrée à la défense des intérêts humbles et précieux des classes laborieuses. Les temps seraient-ils changés, qu’aujourd’hui nous sommes de nouveau forcés de [3.1]lutter contre les sévérités de la loi, et qu’au tribunal même il daignait nous soutenir, chancelans que nous étions au début de notre carrière, on réclame contre nous une condamnation ? Et que nous reproche-t-on ? D’avoir follement usurpé un rôle qu’à défaut de la loi notre obscurité semblait devoir nous interdire ; d’avoir mêlé nos plaintes d’atelier aux grandes et fortes voix qui retentissent au travers des tempêtes politiques. Oserais-je le dire, Messieurs, le ministère public sait le premier la vaine élasticité de ces accusations, et j’ai de ses lumières une estime trop vraie, pour supposer un instant qu’il pense solliciter de votre justice la répression d’un délit. Non, c’est la suppression d’un journal que je lis dans les conclusions de son réquisitoire, c’est une guerre systématique déclarée aux feuilles qui font descendre dans les rangs populaires l’instruction et l’espérance d’un avenir meilleur. Autrement, pourquoi ces attaques de détail et ces récriminations tardives ? pourquoi choisir la Tribune Prolétaire comme première victime, et se faire de l’arrêt de la cour une position favorable pour frapper l’Indicateur ? pourquoi cette vigilance posthume qui, par je ne sais quelle rétroactivité de prudence, recherche des numéros publiés depuis long-temps et que le silence du ministère public semblait avoir absous ? pourquoi surtout cette rigueur privilégiée contre un organe grave et modéré, dont la bonne foi n’est pas suspectée, tandis qu’on réserve toutes les tendresses de son indulgence pour les turpitudes juridiques et les nouvelles controuvées, que chaque matin les crieurs jettent en pâture à la crédulité de la rue ? Vous l’avez deviné. C’est qu’on en veut finir avec ce qu’on appelle la presse populaire. C’est que le temps semble venu d’écraser toute pensée indépendante et tout progrès inférieur : c’est que nos gouvernans ont cru poser les colonnes d’Hercule, et que leurs procureurs jugent digne de prison quiconque essaierait de les reculer.

Voilà pourquoi aussi aux légitimes et naturelles anxiétés de la défense se joignent encore dans notre ame les murmures involontaires d’une révolte intérieure que nous aurions mal cherché à déguiser. Voilà pourquoi nous nous sentons saisis d’un découragement profond et accablant qui nous dominerait si nous ne savions que dans ces combats judiciaires l’avantage n’est pas toujours du côté de l’apparente victoire ; si nous n’avions foi en votre justice qui, dans des circonstances plus graves et plus décisives, ne nous a pas manqué. Nous l’invoquons aujourd’hui avec d’autant plus de confiance que nous avons la conviction intime, je ne dis pas d’être restés dans les limites de la loi, mais de n’avoir fourni aucun prétexte, pour qu’on nous puisse accuser d’en être sortis. Mais puisque la raison d’état plutôt que la légalité a dicté cette poursuite, puisqu’on nous attaque plutôt comme propagateurs de doctrines que comme violateurs de textes, nous aurons une double tâche à remplir. Nous prouverons d’abord que nous n’avons pas violé la loi, ce qui est beaucoup ; ce qui est davantage, que nous sommes dans notre modeste sphère un élément d’ordre et de stabilité. Ainsi nous repousserons les reproches patens et les hostilités secrètes de la plainte, et nous préparerons notre acquittement devant le tribunal, notre justification devant l’opinion.

Ici Me Favre fait une analyse rapide des lois de 1819. Il prouve qu’elles ne sont applicables qu’aux journaux politiques ; or, l’Indicateur est une feuille essentiellement industrielle et prouve avec évidence que la loi ne peut pas l’atteindre et que d’ailleurs les chefs d’atelier ne l’ont créée que comme centre d’indication et de travail, car il n’a jamais élevé ses idées jusqu’à la politique.

Mais faut-il aller jusqu’à dire que les sciences morales sont défendues aux feuilles non cautionnées ? La loi, loin de le prononcer, a disposé le contraire. Le paragraphe 3 de l’article 4 de la loi de 1828, affranchit du cautionnement les journaux exclusivement consacrés aux lettres ou aux autres branches de connaissance, non spécifiées ci-dessus.

On argumente de la discussion qui a eu lieu devant la chambre des députés. Elle a prouvé que le gouvernement désirait imposer l’entrave du cautionnement à tous les journaux, que l’opposition a demandé grâce pour ceux qui ne traitaient pas de politique : en introduisant dans la loi un texte aussi large que celui du paragraphe 3, la chambre n’a pas entendu admettre l’opinion des ministres.

La discussion des sciences morales n’entraîne donc pas la nécessité du cautionnement, et l’on devrait se réjouir de les voir se populariser en se séparant des disputes irritantes des partis.

L’avocat représente quelques considérations sur l’avenir de notre industrie et la nécessité de la réformer pacifiquement, et ajoute que si le parquet avait attendu 15 jours à nous faire paraître devant le tribunal, on aurait vu que notre prétendue politique des articles les plus surchargés, n’aboutissait qu’à l’établissement d’une boutique d’épicerie, M. Jules Favre termine ainsi :

Ces pensées élevées se seraient naturellement présentées à vos esprits : pour moi, je dois laisser la pente rationnelle qui m’y a conduit, pour vous soumettre en finissant des réflexions plus humbles et plus personnelles à mon client. En effet, quoique cette discussion ait forcément soulevé des principes fondamentaux, elle doit se résumer par une application spéciale et qui peut-être rigoureuse. L’homme qui est à vos pieds sera-t-il frappé en holocauste d’une idée, expiera-t-il par la prison le dangereux honneur d’avoir été le représentant d’une thèse générale ? Solennelle et terrible question que trop souvent on sépare de l’examen de la [3.2]bonne foi et de la culpabilité morale. Vous, messieurs, vous ne ferez pas cette inique distinction. M. Favier n’a pas violé la loi, je l’ai prouvé ; eut-il, par mégarde et à son insu, laissé passer un mot de politique dans ses discussions industrielles, vous ne lui infligerez pas pour ce fait une sévère punition. Vous ne l’arracherez pas à son travail à un moment où les ouvriers en ont si fort besoin, où le salaire de chaque jour suffit à peine aux nécessités du lendemain. Et quant à l’Indicateur, averti par les poursuites de M. le procureur du roi, il sera prudent ; il ne se permettra pas une phrase qui ressemble à la politique. Mais il persévérera dans ses enseignemens industriels ; car tel est son droit, et c’est autant pour en obtenir la consécration légale, que pour repousser une condamnation qui opérerait sa ruine, qu’il a invoqué avec confiance la justice de vos décisions.

Après avoir entendu de courtes répliques du ministère public et du défenseur, le tribunal renvoie la cause à mercredi prochain, pour prononcer son jugement.

 

 

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