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1 février 1835 - Numéro 20
 
 

 



 
 
    

DES RENVOIS EN CONCILIATION.

Ordinairement les parties qui se présentent au conseil des prud?hommes ont besoin d?une prompte justice, pour que les avantages du droit que ses décisions font respecter ne soient pas détruits par les sacrifices qu?impose toujours la comparution à plusieurs audiences.

La richesse de l?ouvrier, c?est le travail ; et chaque instant qu?il est forcé de dérober à cette source honorable de toute aisance, de toute prospérité, est une perte énorme dont il ne peut nulle part rencontrer la compensation. Il n?a pas pour lui les chances d?un hazard heureux ; tout dans sa position semble être d?une fatale et éternelle fixité ; il n?exploite que sa main d??uvre, lui ; et le gain qu?il en retire n?atteint presque jamais les exigences de son nécessaire ; donc l?intérêt qu?il veut faire respecter, quelque peu important qu?il soit, doit être précieux et sacré.

Pour ceux dont une destinée heureuse berce l?existence, l?intérêt qui met en cause un ouvrier avec celui qui l?exploite est toujours d?une valeur si mince, qu?ils ne supposent d?autres motifs à ses réclamations qu?un penchant à la chicane et à la tracasserie. Eux qui ne connaissent d?autres privations que celles d?un plaisir noble et pur, ils ne comprennent pas que quelque soit la valeur de l?intérêt pour lequel l?ouvrier réclame, il s?agit toujours pour lui, non pas d?une question de fortune ou d?amour-propre, mais d?être assujetti à une somme moins grande de maux et de privations. Nous qui sommes des ouvriers, qui buvons [1.2]à la même coupe de nos frères, nous éprouvons toute l?amertume de leur position, et la faire cesser ou l?adoucir, est l?objet constant de tous nos efforts et de notre ambition. C?est dans ce but que nous signalons un abus qui rend illusoire la justice des prud?hommes, qui sont les juges du droit industriel.

Depuis quelque temps nous avons remarqué au conseil des prud?hommes qu?un grand nombre d?affaires restaient long-temps en instance, et bien que le chef d?atelier ait obtenu gain de cause, il s?est trouvé aussi avancé que s?il s?était soumis à l?injustice qu?une volonté cupide voulait exercer contre lui ; de sorte que sa cause quelque juste qu?elle ait été, a eu des résultats tout opposés à ceux sur lesquels il comptait ; car il a fallu pour satisfaire aux investigations des prud?hommes, perdre un temps précieux dont la valeur était bien au-dessus de celle du droit qu?il réclamait.

Les renvois en conciliation sont nécessaires en raison de l?arbitrage des objets qui donnent lieu à la contestation. Ils sont utiles ; car bien souvent en conciliation le caractère de la difficulté qui s?est élevée entre deux parties, se modifie et permet aux arbitres de rapprocher les intérêts, sans qu?aucun ne soit froissé ; mais pour que ces renvois aient leurs heureux effets, il faut que la décision soit expéditive et complète, autrement ce qu?il y a de bon et d?utile dégénère en un abus qui en enfante une quantité d?autres. Il arrive souvent qu?une même cause est renvoyée une infinité de fois de l?audience en conciliation et de la conciliation à l?audience. Quels sont les résultats de ces renvois successifs ? c?est de faire perdre beaucoup de temps aux parties ; d?établir entr?elles une antipathie systématique, qui rompt l?harmonie et la bonne foi des relations ; c?est enfin de décourager le chef d?atelier, auquel on enlève adroitement une partie de son salaire, de recourir au conseil ; car souvent sa misère lui fait calculer s?il n?aura pas plus d?avantage à subir la loi de l?égoïsme que de s?en affranchir. Le sentiment intime que quelques chefs d?ateliers ont de leurs droits, fait qu?ils ne reculent pas devant les conséquences des sacrifices auxquels ils sont exposés. Honneur à eux ! car leur résolution met un frein à de scandaleuses rapines. Mais le nombre des chefs d?atelier dont nous parlons n?est pas assez grand. Malheureusement le plus grand nombre, soit calcul, soit faiblesse ou défaut de compréhension, n?apportent pas son concours aux efforts courageux du petit nombre ; et par-là un champ vaste reste ouvert aux exactions et aux turpitudes de toute espèce, créées par la classe mercantile.

Notre palladium, la garantie de nos droits, comme travailleurs, [2.1]nous devons les trouver au tribunal populaire dont les juges sont nos élus, et c?est pour que les avantages que leur justice doit nous conserver ne soient pas une chimère, que nous réclamons d?eux l?économie du temps de l?ouvrier ; car son temps lui est bien cher.

Nous voudrions que le conseil et les arbitres fussent plus sobres de ces renvois et qu?ils ne cédassent qu?à la nécessité. Une justice expéditive doit être un des caractères principaux du conseil des prud?hommes. Nous pourrions citer un grand nombre de causes qui justifient nos observations, dont nous pensons que le conseil tiendra compte. Par-là les ouvriers qui se présenteront à lui ne seront plus exposés de se voir, après tout compte fait, comme ces sortes de plaideurs qui se sont ruinés pour obtenir la jouissance d?un droit dont les avantages étaient d?une valeur la moitié moindre que celle de ceux qu?il leur a fallu sacrifier.

 

 

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