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8 février 1835 - Numéro 21
 
 

 



 
 
    

UN MOT SUR L?ÉTAT ACTUEL DE L?INDUSTRIE.

Il serait difficile de trouver une classe plus perverse, plus dévorante, plus prodigue et plus athée que celle des fabricans d?aujourd?hui.

D?abord, comme le fabricant ne produit rien par lui-même, comme il transmet seulement des produits, comme il exerce le métier de crocheteur en grand, comme, en fin de compte, il travaille fort peu, et qu?il ne fabrique que de belles paroles, ce dont Dieu sait comme il s?acquitte, il semblerait que dans l?échelle industrielle il dût occuper le dernier degré, qu?il dût être le moins considéré ; et le moins rétribué des salariési, et placé sur la même ligne que le marchand de cirage dont il est la plus haute expression.

Le fabricant est le chancre rongeur de notre industrie : il attaque la production à sa source ; et puis il abuse de l?indigence des travailleurs, il paye les façons ce qu?il veut, il traite enfin l?ouvrier comme un esclave qui chaque jour reçoit par ses bourreaux des coups de nerf de b?uf et contraint encore de dire merciii?

Et c?est que le nombre de ces chancres rongeurs est énorme ; car sur cent, quatre-vingt-dix-neuf sont de trop. Ainsi l?ouvrier et le consommateur n?auraient besoin que de quelques fabricans de soie, de quelques épiciers et de quelques autres vendeurs de choses nécessaires à la vie (on comprend que nous ne parlons que de la fabrique). Lyon a, je crois, cinq cent trente-quatre maisons de fabrique ; un jour sans doute l?industrie sera organisée, et cette foule anarchique sera remplacée par une seule ; mais est-ce qu?en attendant, une dixaine de maisons ne pourraient pas suffireiii ? l?économie serait immense pour les [2.1]ouvriers et pour les acheteurs. Qu?on ne dise pas que ces dix maisons ne pourraient suffire ; car une seule suffirait, comme on verra à une époque plus ou moins rapprochée. En effet, puisque les fabricans ne produisent rien, il ne serait donc besoin que d?un vaste magasin avec des compartimens consacrés à chaque catégorie, avec des commis plutôt polis que galans, plutôt studieux que bavards, plutôt vertueux que complaisans, sous la surveillance d?une probité capable.

Il y a un point dans l?industrie actuelle, que la critique doit surtout attaquer : c?est qu?on peut être ouvrieriv ou fabricant sans savoir rien, sans valoir rien. Un homme médiocre et intrigant a quelque argent devant lui ; il s?établit et voilà un fabricant de plus, qui bien souvent ne sait ampouter une planche de courant (article le plus simple de la fabrique), il ne sait pas même connaître un cours corrompu, etc. Et cependant malgré son ignorance, il dira imbécile aux ouvriers qui connaissent parfaitement leur état. Les hommes étrangers à notre fabrique ne voudraient pas croire que ce fabricant-là croit avoir de l?esprit en comptant ses écus et en se promenant d?un bout de ses magasins à l?autre ; ou bien en disant à ses commis : Faites des rabais sur les façons des ouvriers, et si les ouvriers n?y consentent pas, menacez-les de mettre les métiers à bas, etc.

Or, ceci n?est pas un état normal ; on devrait ne pouvoir ouvrir un établissement semblable qu?avec des certificats de probité et de capacité, et si après avoir obtenu ces certificats on se laissait aller à la fièvre du gain, si on livrait aux acheteurs ignorans des étoffes qui ne valussent rien, oh ! anathème ! C?est un voleur? Chassons-le du temple.

L?ouvrier a le c?ur plus grand que le commerçant, et ceci tient à une cause depuis long-temps indiquée par Jésus : c?est que la richesse et le contact de la richesse corrompent ; ainsi Jésus ne dit pas : Bienheureux les pauvres ! mais : Bienheureux les pauvres d?esprit ! C?est-à-dire ceux qui ne désirent pas les richesses ; car parmi les pauvres il y a des brigands : ce sont ceux qui désirent devenir riches. ? Or, c?est le petit nombre : la plupart des ouvriers ne veulent que vivre en travaillant. ? Les commerçans, au contraire, sont riches ou dans le voisinage du riche, possesseurs ou envieux d?opulence : aussi sont-ils maudits par Jésus, qui en savait bien autant que le pape, Fourier et Enfantin !

En outre, comme les commerçans sont des gens de manière, il y a une cause toute matérielle qui les rend plus malhonnêtes gens que les ouvriers. La position des ouvriers est sans doute beaucoup plus mauvaise que celle des fabricans : ils sont condamnés toute leur vie à la misère, aux privations et quelquefois aux humiliations. Mais cette noble misère est préférable à la sale joie d?un fabricant qui a trompé ses ouvriers et ressucé leur sueur, ou bien qui a dupé des acheteurs trop honnêtes pour n?être pas si crédules. De-là ces expressions de négocianlisme, mercantilisme si admirablement créées pour caractériser des habitudes fangeuses qui dégradent l?homme. De-là ces roueries astucieuses qu?on ne peut punir que moralement ; enfin mille autres friponneries dégoûtantes, dont plus d?une jolie femme a eu à se repentir? Oh ! finissons-en, et nous, ouvriers, ne pensons maintenant qu?à l?organisation du travail qui doit nous mettre à l?abri du joug des fabricans. Dieu fera le reste, et dans une autre vie, sans doute, Dieu viendra avec sa grande verge pour punir le riche qui a opprimé le pauvre? Et nous dirons : Bienheureux les pauvres, car le royaume de la paix leur appartient.

 

 

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