Retour à l'accueil
1 février 1835 - Numéro 5
 
 

 



 
 
    

SUR LES CAISSES D’ÉPARGNES.i

Il y a trois classes assez distinctes de personnes à qui la caisse d’épargne peut être très utile, savoir : les ouvriers, les campagnards et les domestiques.

Les ouvriers, à l’exception des femmes célibataires, qui sont naturellement plus sobres et plus rangées, apportent difficilement leur tribut à la caisse d’épargne. Les entraînemens, de la débauche, les sollicitations du cabaret, la perte d’une seconde journée par semaine, qu’on appelle faire le lundi, une sorte de mauvaise honte, le billard, le jeu, la camaraderie, toutes ces causes agissent sur le moral de l’ouvrier avec une force plus ou moins grande. C’est à la presse de leur faire comprendre, c’est aux citoyens de leur enseigner qu’il faut économiser dans l’âge du travail, pour se préparer un petit pécule dans l’âge des infirmités ; que la débauche use leurs forces, et les conduit tout droit à l’hôpital ; qu’ils trouveraient le fruit de ces épargnes dans les jours mauvais, où la maladie les retient au lit, où les commandes de travail sont suspendues, où le renchérissement du pain, de la viande et du vin pèse sur eux, où les fabriques se ferment tout à coup, par l’effet soit de la guerre, soit de la concurrence intérieure ou étrangère, qui est une autre espèce de guerre, soit de la ruine inopinée des fabricans (négocians).

Les campagnards qui avoisinent les villes, et qui y viennent plusieurs fois par semaine, par mois pour leurs affaires, leur commerce ou la vente de leurs denrées, pourraient alimenter aussi une caisse d’épargne. Craintifs et soupçonneux, ils ne veulent pas qu’on les sache riches ; ils enfouissent leur argent à longues dates, sous un arbre de leur jardin, dans un caveau bien noir, dans des pots de grès ou dans des sabots, dans leurs paillasses. Souvent un capital, qui [4.1]se doublerait en quinze ans, y dort improductif pendant ce temps-là. C’est donc une perte pour la société et pour eux ; c’est autant d’argent enlevé à la circulation, à l’industrie, à l’agriculture. Placé à la caisse d’épargne, leur argent serait davantage à l’abri des voleurs ; et il s’augmenterait par l’intérêt composé. Quelquefois l’enfouisseur perd la mémoire, ce qui est fréquent dans l’homme âgé de la campagne, ou il meurt tout à coup, et l’argent caché est perdu pour ses héritiers et pour tout le monde.

Les domestiques placent mal leurs économies, le plus souvent chez les petits banquiers ou chez des usuriers obscurs, à gros intérêt ; c’est-à-dire, à gros risques. Ils se défient de leurs maîtres les plus bienveillans et les plus éclairés, et ne les consultent jamais. Aussi n’est-il pas rare de voir des domestiques, hommes et femmes, réduits à la mendicité au bout d’une carrière laborieuse, par la banqueroute subite et complète de leurs fonds. Une caisse d’épargne leur offre un placement sûr ; et, comme on y reçoit les plus petits capitaux à mesure qu’ils se forment ; la différence qui résulte de l’intérêt moindre de la caisse avec l’intérêt plus élevé de l’usurier est, en fin de compte, amplement compensé. C’est ce que les domestiques ont parfaitement senti. Aussi, dans toutes les villes où s’établissent des caisses d’épargne, les domestiques de toutes conditions y accourent les premiers. Les femmes vont moins au bureau de loterie, et les hommes moins au cabaret. La discipline, la fidélité, la paix, l’économie entrent dans les ménages avec la caisse d’épargne.

Les propriétaires aisés savent les moyens d’utiliser leurs capitaux, qui d’ailleurs seraient trop considérables pour entrer dans une caisse d’épargne, et les commerçans, gros et petits, emploient immédiatement leurs gains en marchandises. Ces gains fructifient par la spéculation, par l’échange et par la conversion perpétuelle des espèces en travaux ou denrées, et des travaux ou denrées en espèces. Mais si la caisse d’épargne n’est pas nécessaire aux propriétaires et aux marchans et négocians, ils feront bien dans les commencemens d’un pareil établissement, d’y apporter aussi leur contingent, pour encourager, par leur exemple, les ouvriers et les domestiques. On se méfie encore du gouvernement, qui a tant de fois détourné les fonds des caisses spéciales pour les appliquer à ses besoins ; et dans les départemens, il y a encore beaucoup de gens qui s’imaginent qu’une fois entré dans les caisses du gouvernement, leur argent n’en sortirait plus. C’est ce préjugé qu’il faut combattre. L’argent des caisses d’épargne est l’argent du pauvre ; il est le plus sacré de tous les dépôts, et il n’y a pas de gouvernement, quelque tyrannique et quelque voleur qu’il fût, qui osât mettre la main sur une chose si respectable et si sacrée.

Mille raisons nous échappent qui peuvent déterminer à fonder une caisse d’épargne. Mais en voici encore quelques-unes :

Les lois ont vainement tenté de combattre les penchans aux loteries publiques ou clandestines, les entraînemens de la débauche et la fureur du jeu ; et les législateurs, dans l’impuissance du remède, ont déclaré que la loterie, la débauche et le jeu étaient une espèce de cautère dont l’écoulement favorisait la santé du corps social. Mais les caisses d’épargne sont des écoles de moralité où le travail fondé sur l’intérêt personnel, maîtrise les vices et les mauvaises passions des hommes.

Le père de famille peut, dans la prévoyance de la conscription, et long-temps à l’avance, économiser quelques deniers pour les mettre à la bourse commune et garder un fils dont le travail soulagera ces infirmités et sa vieillesse.

La mère de famille peut préparer, par ses économies lentement amassées, un trousseau pour sa fille ou se mettre en état de payer l’apprentissage de son fils.

Un ménage d’ouvriers laborieux peut économiser la petite pension suffisante pour être reçu dans une maison de vieillards et y finir tranquillement ses jours [4.2]à l’abri du besoin et de l’hôpital. Un bienfaiteur ne saurait exercer son bon vouloir avec une générosité plus ingénieuses qu’en plaçant de l’argent dans une caisse d’épargne au nom d’un pupille, d’un filleul, d’un artiste, d’un jeune ouvrier, d’une pauvre mère de famille.

Enfin, il n’est sorte de combinaisons, de repos et de bien-être à venir que chacun ne puisse arranger, selon sa position et son métier, avec les profits accumulés d’une caisse d’épargne pendant une longue suite d’années. Cette certitude d’une médiocrité douce guérit du mal de la préoccupation, qui est le mal le plus poignant du pauvre, ou du mal d’une insouciance désespérée, qui est pire encore.

Une caisse d’épargne est une institution essentiellement anti-révolutionnaire, puisqu’elle associe le prolétaire, par ses propres œuvres et sans spoliation ni bouleversement, au partage et aux jouissances de la propriété immobilière.

Une caisse d’épargne prévient l’envahissement du paupérisme, cette plaie des sociétés industrielles, puisqu’elle met le pauvre de l’avenir, maladif et infirme, à la charge seule du pauvre bien portant et laborieux. Une caisse d’épargne permet à l’ouvrier de devenir maître un jour, en achetant, avec ses petits capitaux amassés, un fond de boutique achalandé, ou de faire les frais et achats, d’un premier établissement, ou de consacrer plus tard, s’il est actif, ingénieux, entreprenant, à quelque entreprise plus fructueuse que le gain rétréci d’une manualité journalière des capitaux qui, éparpillés, ne suffiraient pas à cela.

« Voici, dit le savant Francœur1, la carrière qu’on peut ouvrir à un simple journalier : deux francs mis en réserve chaque mois (à peu près un sou par jour), capitalisés avec l’intérêt durant quarante ans, lui laissent un petit patrimoine de 3,000 fr. fruit de ses sueurs, sans un sacrifice sensible. »

Les caisses d’épargne existent déjà dans presque toutes les cités riches et populeuses ; mais c’est dans les communes de grandeur moyenne, dans les villes d’arrondissement moitié urbaines, moitié rurales, qu’il faudrait en quelque sorte, les naturaliser. Il y a dans la société actuelle un mouvement d’avant vers les institutions de liberté, de civilisation et de philanthropie, que la presse surtout doit favoriser et soutenir ; et c’est pour cela que nous nous servons de ce moyen de publication si puissant et si universel.

cormenin2.

Notes (SUR LES CAISSES D’ÉPARGNES. Il y a trois...)
1 Référence ici au mathématicien français Louis-Benjamin Francoeur (1773-1849), philanthrope, partisan de l’instruction populaire et auteur en 1818 d’un Rapport relatif à la Caisse d'épargne, fait au conseil de la Société d'enseignement élémentaire.
2 Il s’agit ici de Louis-Marie Delahaye, comte de Cormenin (1788-1868), publiciste et  incisif député de l’opposition. Philanthrope libéral, il menait un combat en faveur des caisses d’épargnes qui, sous peu, en juin 1835, allaient être reconnues d’utilité publique. En 1833, il avait fait paraître, dans la série de publications du Populaire (l’organe de Cabet), Les Caisses d'épargnes, utilité de ces banques populaires et nécessité d'en fonder de nouvelles à Paris et dans les départements dans l'intérêt du prolétaire.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique