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21 avril 1833 - Numéro 16
 
 

 



 
 
    
LE CANUT.
HISTOIRE CONTEMPORAINE,

(Suite. – Voy. l’Echo, n° 15.)

En rentrant Jacques annonça à Rose l’altercation qu’il avait eue avec le commis et le fâcheux résultat qu’elle avait amenée. Elle en fut bien abattue ; de son seul travail elle ne pouvait suffire à la dépense journalière de la maison. Le canut distribua à ses enfans le repas du soir avec une tristesse qu’il chercha en vain à dissimuler ; il n’était pas sûr de pouvoir leur en donner autant le lendemain. Au lit sa femme l’entendit pleurer et remarqua qu’il cachait sa tête sous l’oreiller pour ne pas être entendu ; elle chercha à le consoler et finit par lui rendre un peu de tranquillité et de courage. Cependant elle-même ne se livra pas au sommeil ; toute la nuit elle fut occupée à aviser aux moyens de sortir de la crise où ils se trouvaient. « Alors elle pensa que Jacques avait peut-être été un peu trop brusque ; elle ira trouver M. Boursault, le fabricant pour lequel il travaillait ; elle le suppliera de ne pas retirer l’ouvrage à son mari, elle lui parlera de ses enfans, de la détresse où ils vont tomber ; il se laissera attendrir et le pauvre ménage pourra encore subsister. » Le matin, pendant que Jacques était déjà sorti pour trouver de l’occupation, elle fit un peu de toilette et se dirigea vers le magasin.

Elle était jolie, Rose ; son teint frais et animé faisait ressortir la douceur de ses yeux bleus ; la simplicité de sa parure, sa tournure sans apprêts et sans roideur, sa grace naturelle et sans afféterie donnaient de suite bonne opinion de sa beauté. Elle avait une de ces physionomies sur lesquelles l’œil fatigué aime à s’arrêter après avoir passé en revue dans une brillante promenade toutes ces figures de jeunes filles musquées, minaudières, jouant l’expression et grimaçant la nature ; ainsi en sortant d’une serre chaude où des fleurs étrangères croissent à grand-peine [7.2]et dépourvues de cette végétation brillante, de cet abandon gracieux dont elles se parent sous le ciel de la patrie, on revoit avec plus de plaisir la timide violette et l’humble bluet des champs.

Elle arriva et entra d’un pas timide dans le bureau ; Boursault s’y trouvait à ce moment. En voyant la jeune femme il sourit, fit un signe d’intelligence à son commis qui était habitué à pareille fête et rentra dans son appartement ; on pria Rose de passer dans l’appartement de M. Boursault.

– Que puis-je faire pour vous, ma belle enfant ?

– Monsieur…

– Oh ! n’ayez pas peur, je ne suis pas un tigre…

Et il se mit à rire comme Odry lorsqu’il vient de faire un calembour.

– Monsieur, vous avez refusé de l’ouvrage à Jacques Lebras, mon mari…

– Ah ! vous êtes mariée… L’heureux mortel celui qui possède tant de charmes !…

Il allait continuer une série de galanteries à l’usage des mauvais sujets vis-à-vis les femmes mariées, lorsque Rose l’interrompant et feignant de n’avoir pas entendu :

– Monsieur, je viens vous prier de rendre votre pratique à Jacques … Car nous n’avons pas d’autre ressource.

– Comment donc, ma charmante, mais cela peut se faire… très-bien, très-bien…

Tout en parlant il l’attirait sur le sopha où il était assis et lui passait la main autour de la taille. Rose qui ne s’attendait pas une pareille réception était à côté de lui, rouge, tremblante, ne sachant que faire, n’osant pas encore le repousser ; car elle songeait, la pauvre mère, à la faim de ses enfans.

– Cependant je mets à cela une petite condition, reprit Boursault.

Elle trembla et s’empressa de lui dire :

– Oh ! Monsieur, j’aurai pour vous la reconnaissance la plus vive…

– Justement, mon ange, c’est de la reconnaissance que je demande…

Il s’approcha d’elle les yeux brillans et lui posa la main sur le cou afin de l’embrasser. Rose perdit tout espoir :

– Laissez-moi, Monsieur… s’écria-t-elle avec un accent de colère et en se débattant vivement.

– Allons, cruelle… ne viens-tu pas de me promettre ?…

Il la saisit vigoureusement et chercha à la retenir entre ses bras. Rose lutta avec force, se dégagea adroitement, le repoussa sur le sopha, se précipita vers la porte et entra vite dans le bureau ; Boursault n’osa pas l’y poursuivre au milieu des personnes qui étaient là.

– C’est une des plus rebelles que j’aie rencontrées, dit-il en lui-même en se peignant les favoris devant une glace. – Jamais on ne m’a résisté ainsi !

Le gros fat ! Il voulait dire que jamais on n’avait résisté à son argent ; car c’est la séduction ordinaire que mettent en avant nos grands seigneurs de nouvelle espèce. Dans l’ancien régime, lorsqu’un Sévigné ou un Richelieu avait remarqué quelque fille au joli minois, avant de parler diamans, petite maison et carosse, il parlait cœur et passion et tâchait de se faire aimer pour lui-même. Les Marion Delorme et les Ninon1 n’auraient eu que du dédain pour un adorateur dont tout le mérite eût sonné en écus et qui leur eût proposé un contrat de vente au lieu d’un accord d’amour. Maintenant les despotes à coffre-fort se présentent dans le boudoir d’une [8.1]femme la bourse à la main comme ils entrent chez le commissaire-priseur un jour d’adjudication ; ils marchandent la passion et ont une maîtresse comme ils ont un comptoir. Si j’étais peintre et que je voulusse représenter l’amour de ce temps-ci je lui mettrais un sac d’argent en guise de carquois et un billet de banque sur les yeux. Siècle d’agioteurs !

(La suite à un prochain numéro.)

Notes ( LE CANUT.
HISTOIRE CONTEMPORAINE,)

1 Marion Delorme (1613-1650) et Ninon de Lenclos (1616-1705), célèbres courtisanes.

 

 

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