On doit concevoir combien est vif le plaisir que nous éprouvons en voyant l’assentiment public sanctionner nos théories d’amélioration industrielle, et les travailleurs s’intéresser à leur mise en pratique. Oui, nous le disons, nous sommes heureux de penser que, grâce à la confiance intelligente des travailleurs et à leur généreux concours, les méditations auxquelles nous nous sommes livrés pour découvrir et indiquer à nos concitoyens les moyens les plus faciles, les plus praticables pour augmenter le bien-être social, ne seront pas sans résultat.
En effet, les nombreux témoignages de confiance qui nous sont parvenus, les efforts spontanés qui se sont manifestés en faveur de la prochaine tentative de réforme commerciale, ne nous laissent plus aucun doute maintenant sur la réussite de l’expérience décisive, que nous avons provoquée en conseillant l’établissement d’une première maison de vente d’articles d’épicerie, d’après le nouveau système commercial.
Encore quelque temps, encore quelques efforts, et sans doute ce ne sera pas seulement de projets qu’il s’agira, mais bien d’exécution, ce qui vaut cent fois mieux.
Maintenant nous n’avons plus à nous occuper de la théorie en elle-même ; elle est comprise, acceptée, cela suffit. Mais nous avons encore beaucoup à dire pour en opérer la réalisation.
On sait que de même qu’une entreprise basée sur des principes incomplets, peut quelquefois marcher avec une apparence de succès, si les hommes qui la conduisent sont intelligens, de même aussi un plan quelconque tant bon soit-il, peut très-bien échouer et ne pas réussir, si l’exécution en est confiée à des hommes incapables et inexpérimentés. C’est là l’écueil à éviter ; tout dépend du pilote qui conduira la barque, et vous le savez, ce pilote est encore inconnu : or c’est de le découvrir qu’il faudra s’occuper actuellement.
Combien la société n’aurait-elle pas besoin de voir à la tête de cette entreprise un de ces hommes de génie [1.2]qui, d’un œil pénétrant, savent prévoir les difficultés, les empêcher de naître ou les surmonter, au lieu d’être vaincus par elles. Mais il ne faut pas se le dissimuler, ces hommes-là sont rares ; ils ne surgissent ordinairement que pendant l’action, on ne les connaît pas à l’avance. Toutefois, il est bon de chercher à se fixer d’avance sur les principales qualités qui doivent indispensablement se trouver à un degré plus ou moins éminent dans l’homme dont la fonction sera de gérer le commerce véridique.
Pour bien savoir quelles sont les qualités qu’on doit le plus désirer trouver réunies dans la personne du gérant, il faudrait que nous puissions prévoir tout ce qu’il aura à faire et les principales difficultés contre lesquelles il aura à lutter, ce qui n’est guère facile. Toutefois essayons un peu.
Prise dans toute son étendue, l’œuvre du gérant, avons-nous dit, sera la conquête du commerce et, plus tard, de l’industrie, au profit du travailleur de tout rang et dans le but d’opérer son affranchissement complet. Or, toute conquête pacifique, ou autre demande, pour être effectuée, un homme hardi, actif, entreprenant, agissant avec une persévérante ténacité. L’œuvre actuelle exige de plus, un homme doué à la fois d’une grande bonté de cœur, d’une fermeté à toute épreuve et d’un grand fonds de probité. Il faut aussi qu’il se soit fait remarquer par un esprit d’ordre et d’économie, qualités indispensables, surtout dans le commencement. Voilà pour son caractère pris en général ; maintenant voyons ses différentes spécialités.
Le gérant doit avoir des connaissances assez étendues sur le commerce et ses ruses, pour pouvoir échapper aux piéges des marchands avec lesquels il se trouvera en rapport pour ses achats. Il serait à désirer que probe par caractère, il fût néanmoins familier avec les roueries commerciales, afin de n’être pas dupé trop souvent.
Il faut aussi qu’il ait une capacité administrative assez remarquable ; car il sera appelé non-seulement à diriger de vastes établissemens et un personnel nombreux, mais il faudra encore qu’il crée ces établissemens et en réglemente chaque partie ; il faudra qu’il forme lui-même son personnel et qu’il en fasse sortir de bons administrateurs, des gérans de second ordre, pour être placés à la tête des établissemens qui seront fondés plus tard ; ajoutez à cela une instruction suffisante pour soutenir une correspondance avec qui que ce soit. Poursuivons toujours.
Pour donner de l’extension à l’organisation commerciale et en répandre les bienfaits sur un plus grand nombre de consommateurs, il sera nécessaire que le gérant [2.1]agisse avec des capitaux de plus en plus considérables et dont il sera responsable nominativement. Or, pour que cette responsabilité ne soit pas illusoire, il faut qu’il possède lui-même quelques mille francs gagnés honorablement, lesquels combinés avec le premier fonds social formé par souscription, puissent présenter aux prêteurs une garantie réelle, seule capable d’inspirer une confiance indispensable.
Voilà tout ce qu’il faut trouver en celui qui se chargera de l’immense et difficile tâche de la réforme commerciale. Que si on dit que cet homme n’existe pas, nous disons, nous, qu’on se trompe et qu’il y en a au contraire plusieurs actuellement perdus dans la foule, qui sans doute, en lisant le programme de capacités que nous venons d’énumérer, se reconnaîtront eux-mêmes, et se manifesteront. Alors il y aura de nouveau quelque chose à faire, et à ce sujet nous devons encore quelques conseils.
On sait que pour le moment des obstacles insurmontables s’opposent à ce que l’amélioration industrielle soit le résultat d’une vaste association à la fois populaire et commerciale. Impossible de penser à imprimer aux fonctions du gérant le sceau d’une élection régulière et complète. Cependant quel est celui, tant capable fût-il, qui oserait se poser en face du consommateur laborieux et lui dire : C’est moi qui suis le plus digne ! Personne n’aurait cette témérité, personne n’oserait assumer sur sa tête la responsabilité d’une entreprise qui a besoin, pour réussir, de l’assentiment et du libre concours de chacun.
Or, pour rassurer la timidité de l’homme à la fois capable et de bonne volonté qui voudrait bien consentir à se charger du lourd fardeau attaché à la fonction de gérant, et pour conserver intact le principe qui veut que tout pouvoir nouveau, toute fonction ayant un caractère social émane de la source où réside la souveraineté, voici ce que nous conseillerions de faire.
A partir d’une époque fixée à l’avance, comme qui dirait, je suppose, le 1er mars, lorsque le nombre des souscripteurs formera un chiffre qui commencera à être respectable ; que les personnes qui spontanément se sont chargées de recueillir des souscriptions, se chargent également, pendant tout le mois désigné, de recueillir l’expression du désir que peut avoir chaque souscripteur de voir commencer l’entreprise par tel ou tel qui a su mériter sa confiance ou dont il a apprécié les qualités positives ; et qu’on agisse de telle manière qu’à la fin du mois celui ou ceux qui auront le plus obtenu de suffrages en soient informés ; alors, sans nul doute, quelqu’un de digne se décidera. Encouragé par la confiance publique, il ne craindra pas que le concours indispensable du consommateur lui manque. Se voyant soutenu, il sentira doubler ses forces ; son cœur se gonflera d’un noble enthousiasme, et il entrera courageusement dans la carrière des améliorations pratiques.
Alors et dès ce moment, on passera définitivement à l’exécution. Celui qui sera investi de la confiance des souscripteurs, recueillera les souscriptions versées et se livrera aux opérations préparatoires du nouvel établissement.
Or, ces opérations seront : 1° la location d’un magasin dans une situation convenable ; 2° la réunion de capitaux suffisans, échangés contre un titre stipulé de manière à lier l’intérêt du capitaliste prêteur à la prospérité de l’entreprise, sans toutefois que ce titre soit une action non remboursable ; 3° formation d’un personnel de fonctionnaires qui réponde à l’attente du public consommateur ; 4° préparer un système de comptabilité, clair, peu compliqué, qui garantisse une publicité véritable pour tous les intéressés ; 5° consulter l’opinion publique et former, sous son influence, un conseil de surveillance qui soit composé d’hommes représentant tous les intérêts sociaux et possédant déjà une confiance méritée. Lorsqu’il en sera là, le gérant n’aura plus qu’à vous dire : travailleurs, en avant ! marchons à la conquête de notre droit le plus sacré, le plus imprescriptible, celui de vivre en travaillant.
M. D.