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15 février 1835 - Numéro 7
 
 

 



 
 
    

L’INDICATEUR et la TRIBUNE PROLÉTAIRE.

Les lecteurs savent que sur nos pas et comme pour protester contre l’union morale de la classe ouvrière, un journal (l’Indicateur) s’est hâté de paraître. Partisans de la liberté de la presse, de la libre concurrence, nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre, seulement nous aurions désiré que ce journal n’eut dû son existence qu’au désir, naturel à tous les hommes, de produire ses doctrines ; nous les aurions combattues, il aurait attaqué les nôtres, et lorsque cette polémique se renferme dans les bornes d’une discussion décente, elle est utile à tous ; en d’autres termes, nous aurions demandé que l’Indicateur cherchât dans sa rédaction seulement des élémens de succès, et non en s’appuyant sur des influences occultes auxquelles, nous le déclarons franchement, la probité littéraire et l’indépendance d’un écrivain, qui se respecte, se refuseront toujours. L’Indicateur commença sa carrière, chose passablement curieuse, par demander, d’un ton piteux et emphatique, des rédacteurs, comme si le personnel de la rédaction ne devait pas toujours précéder l’établissement d’un journal, comme si une rédaction mendiée pouvait être homogène et répondre aux exigences de la mission du journalisme.

Un homme de lettres, d’un grand mérite, M. Eugène Dufaitelle se présenta d’abord et formula une doctrine pour l’Indicateur qui n’en avait pas. Nous avions adopté [1.2]les principes de J. B. Say ; M. Dufaitelle se prononça pour ceux de Sismondi. L’article qu’il publia dans le N° 8 de l’Indicateur ne pouvait être qu’un prolégomène ; il suffisait comme exposition de principes, mais les développemens devaient suivre : dans un journal comme à la tribune, il ne suffit pas de disserter, il faut conclure. Nous relevâmes le gant jeté par M. Dufaitelle et nous fîmes la promesse de répondre ; mais cet écrivain ayant quitté la ville, les convenances se sont opposées à une réponse directe : nous la ferons plus tard d’une manière générale. Il est résulté du départ de M. Dufaitelle que la doctrine avancée par l’Indicateur est restée inachevée, et l’article dont nous parlons n’a été, sous tous les rapports, même sous celui du style, qu’un accident heureux dans sa rédaction. Qu’est-ce qu’un journal dont la vie est ainsi précaire ? L’Indicateur a cherché un nouveau pilote. M. Marc Derrion, ex-St-Simonien, auteur d’une brochure sur la Constitution de l’Industrie, dont nous n’avons pas cru devoir rendre compte parce que nous l’avons regardée comme l’une de ces nombreuses élucubrations de l’esprit humain qu’un jour voit naître et le lendemain voit mourir ; M. Derrion s’est présenté et a été accepté avec empressement : on croit si facilement à ces hommes qui annoncent avoir une panacée universelle ! L’homme qui souffre est si facile à abuser ! et il est si facile d’abuser les autres lorsqu’on est soi-même dupe de son imagination, ainsi qu’il arrive à presque tous les novateurs.

M. Derrion, rédacteur en chef de l’Indicateur, a composé successivement six articles de fond sous le titre pompeux d’Amélioration Industrielle ; il a eu l’art, il faut le dire, d’intéresser et de tenir en suspens ses lecteurs pendant cinq semaines, mais
La montagne en travail enfante une souris,
et ce beau projet d’amélioration industrielle s’est terminé par la proposition d’établir une boutique d’épicerie. Si cette conclusion n’eut pas été donnée sérieusement, si nous ne savions pas d’ailleurs que c’est une idée fixe de M. Derrion, idée empruntée et rabougrie du système de Fourier, nous aurions cru que le journaliste avait voulu mystifier ses abonnés. La mystification n’eut pas été convenable.

Maintenant que cette pasquinade a vu sa fin, l’Indicateur, dans sa haine de la libre concurrence, va plus loin, mais sa haine l’a aveuglé ; sa haine l’a rendu ignoble. Nous devons nous expliquer quoiqu’il nous en coûte.

Au nom de la saine portion, de l’immense majorité des ouvriers, nous protestons contre l’article inséré dans le dernier N° de l’Indicateur ; c’est un devoir pour nous, car nous craindrions de rester, aux yeux du public, solidaires d’un pareil dévergondage. Loin de nous une popularité qu’il faudrait acquérir à un tel prix ! Loin de nous un lâche silence ! Assez de préventions existent contre la presse populaire. Traçons une ligne de démarcation entre les véritables défenseurs de la classe populaire et ceux à qui l’injure et la violence seules servent de raison.

[2.1]L’Indicateur s’exprime ainsi dans son article de dimanche dernier, intitulé : Un mot sur l’état actuel de l’Industrie :

« Il serait difficile de trouver une classe plus perverse, plus dévorante, plus prodigue et plus athée que celle des fabricansi. D’abord, comme le fabricant ne produit rien par lui-même, comme il transmet seulement des produits, comme il exerce le métier de crocheteur en grand, comme, en fin de compte, il travaille fort peu et qu’il ne fabrique que des belles paroles, ce dont Dieu sait comme il s’acquitte ; il semblerait que dans l’échelle industrielle il devrait occuper le dernier degré, qu’il dût être le moins considéré et le moins rétribué des salariés (à part quelques rares talens dignes d’estime dont nous, ouvriers, savons apprécier tout le mérite), et placé sur la même ligne que le marchand de cirage, dont il est la plus haute expression. Le fabricant est le chancre rongeur de notre industrie ; il attaque la production à sa source et puis il abuse de l’indigence des travailleurs ; il traite enfin l’ouvrier comme un esclave qui chaque jour reçoit par ses bourreaux des coups de nerf de bœuf et contraint de dire merci. […] ainsi, Jésus ne dit pas bienheureux les pauvres, mais bienheureux les pauvres d’esprit ! c’est-à-dire ceux qui ne désirent pas les richesses ; car parmi les pauvres il y a des brigands, ce sont ceux qui désirent devenir riches. – Or, c’est le petit nombre : la plupart des ouvriers ne veulent que vivre en travaillant. – les commerçans au contraire sont riches ou dans le voisinage du riche, possesseurs ou envieux d’opulence. Aussi sont-ils maudits de Jésus. […] »

Nous avons bien assez de ces citations ; c’est à peu près là le style du père Duchesne1, style qui révolta jusqu’à Robespierre.

Sont-ce là les moyens de prosélytisme que l’Indicateur veut employer pour rallier les dissidens à la cause sainte du prolétariat. L’exagération est une faute grave, même contre la logique. Permis à l’Indicateur de juger inutile la classe des marchans fabricans comme il l’a été à M. Bergeret de trouver inutile celle des chefs d’atelier ; mais est-ce raisonner que de dire des injures, et les mots ; crocheteur, marchand de cirage donnés en épithète aux négocians en soieries ; ne sont-ils pas totalement ridicules ? Quelle est la femme de la Halle, ou la fille déhontée d’un carrefour qui n’a pas, au besoin, un semblable répertoire à son service. Le réformateur demande lui aussi une nouvelle organisation de la société ; mais quelle différence : combien son langage est noble et conciliant ; on voit qu’il craint de blesser individuellement ceux qu’il attaque en masse ; on voit que l’amour du bien public est le seul mobile qui l’anime, et on lui en sait gré, et on l’écoute.

Encore une fois, est-ce donc servir la cause du peuple que d’employer de pareilles armes. Cette cause n’est-elle donc pas assez grande, assez belle, assez juste pour inspirer à ceux qui acceptent la mission de plaider pour elle autre chose que de plates injures, de sales quolibets ? nous lui sommes dévoués à cette cause : nous en avons donné la preuve ; nous ne sommes pas des hommes nouveaux auxquels on demande : Qui êtes vous ? d’où venez-vous ? où allez-vous ? Mais nous briserions notre plume plutôt que de la prostituer ainsi.

Créé au milieu des orages, l’Echo de la Fabrique, premier organe de la cause prolétaire, journal né dans l’atelier, vivant dans l’atelier, fut quelquefois violentii (2). Fut-il insolent ? Jamais ! Jamais il ne poussa à la haine d’une classe contre une autre. Il voulait que le travail [2.2]et le capital fussent égaux ; jamais il ne demanda que l’un fût asservi à l’autre. L’Echo de la Fabrique eut des paroles sévères contre l’égoïsme et la cupidité ; jamais il ne demanda le bouleversement de la société sous le prétexte de la réorganiser. Et pourquoi ? c’est que l’Echo de la Fabrique ne dépendait que de la conscience de ses rédacteurs ; c’est qu’il n’avait pas le zèle intolérant, le fanatisme d’un sectaire. Il accueillait les doctrines de St-Simon, de Fourier, de Mazel2 ; mais juge du camp, il ne leur permettait pas d’envahir sa rédaction. L’Echo des Travailleurs hérita de ces principes et les conserva religieusement. La Tribune Prolétaire les professe aussi ; elle y sera fidèle, elle défendra toujours, comme elle l’a fait, les droits des ouvriers ; elle les défendra avec force et clarté, avec persévérance ; mais avec calme, sans recourir à l’hyperbole, à l’injure, à la calomnie.

L’Indicateur croit devoir suivre une autre route : il s’y perdra sans doute ; car ses paroles auront bientôt perdu toute influence, suite nécessaire de l’exagération. Si nous n’envisagions que nos intérêts matériels, nous pourrions nous en réjouir, mais nous sommes affligés que les deux journaux de la classe ouvrière ne puissent converger vers le même but, lors même que leurs doctrines d’économie sociale seraient différentes. Nous ne pouvons plus croire à des doctrines de la part de l’Indicateur, nous ne pouvons plus les discuter ; car c’est de la fureur, de la rage et l’on ne discute pas avec des énergumènes.

Nous laisserons donc poursuivre à l’Indicateur cette carrière désastreuse pour les intérêts qu’il prétend défendre. Il nous suffira d’avoir protesté et le peuple un peu plus tôt, un peu plus tard reconnaîtra de quel côté sont ses véritables amis.

Notes (L’ INDICATEUR l’Indicateur et la TRIBUNE...)
1 Référence à la violence du journal révolutionnaire Le Père Duchesne à partir de 1792.
2 Référence ici à Benjamin Mazel auteur notamment en 1833 d’une Théorie du mouvement social fortement inspirée des idées de Fourier et dont l’Echo de la fabrique avait présenté le projet d’Association commerciale d’échange.

 

 

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