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22 février 1835 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    

de la CAISSE D’EPARGNE

et de la CAISSE DE PRÊTS établies à lyon.

Lyon compte au nombre de ses établissemens d’utilité publique deux caisses, l’une, destinée à recevoir les économies des travailleurs de toutes les classes, l’autre instituée seulement pour faire des avances aux chefs d’atelier, fabricans d’étoffes, La première existe [2.1]depuis 1823 ; la seconde date de l’année 1832. Toutes deux ont déjà rendu de véritables services à l’humanité ; mais elles sont appelées par une bonne gestion à en rendre de plus éminens encore.

En discutant l’opportunité de ces deux caisses, l’on conviendra facilement avec nous que si l’une est utile dans les temps prospères, l’autre nous semble, à raison des temps calamiteux où nous vivons, tout-à-fait indispensable ; c’est surtout pendant et après ces crises commerciales qui ruinent négocians et fabricans, que des capitaux deviennent absolument nécessaires pour les rappeler à la vie, et donner de l’activité à leur industrie. Le négociant trouve des ressources dans le crédit, dans le sein de sa famille, auprès de ses amis ; l’ouvrier n’en trouve nulle part. Ce n’est pas lorsque la peur a fermé toutes les bourses que le crédit viendra le visiter dans son humble atelier : l’institution d’une caisse de prêts a donc été une pensée éminemment philanthropique. Mais en comparant la caisse de prêts et la caisse d’épargne, en remarquant la similitude qu’elles ont entr’elles, nous aurons droit de nous étonner de la sollicitude de nos autorités pour l’un de ces établissemens, et de l’oubli dans lequel elles s’obstinent à laisser végéter l’autre. Ainsi, pour mieux faire sentir la différence et la partialité sur laquelle nous croyons devoir appeler l’attention de nos lecteurs, l’analyse succincte des rapports de la caisse d’épargne et de la caisse de prêts devient nécessaire.

Le dernier compte rendu de la caisse d’épargne, au 10 janvier 1833, porte le montant des dotations provenant des autorités municipales, départementales et des diverses corporations, à 11,300 fr. Les dons particuliers ont élevé cette somme à 34,045 fr. 30 c. Ces sommes s’accroissent encore, depuis 1830, de celle de 15,000 fr. que la ville alloue pour faire face au déficit courant. A cette allocation, il faut encore joindre celle de 1,500 fr. accordée par la chambre de commerce. Au total, c’est 16,500 fr. d’allocations portées au compte de profits et pertes, qui ont élevé l’avoir général des dotations à 42,621 fr. 63 c. La première dotation de la caisse, en 1823, s’éleva à 22,360 fr. 30 c., et c’est dans l’espace de dix années que cette caisse est parvenue à la somme précitée. Parmi ces dotations il en est de remarquables ; le conseil des prud’hommes y figure pour 200 fr., plus 500 fr. que son président stipula au profit de ladite caisse, dans une conciliation entre deux négocians, ce qui n’a pas empêché ce même président, M. Guerin-Philipon, de figurer au nombre des donateurs particuliers. On remarque encore dans le nombre de 347 donateurs de toutes classes, 32 marchans-fabricansi.

Malgré cette dotation, malgré tous les encouragemens que l’on n’a cessé de prodiguer aux déposans, malgré tout le luxe d’affiches apposées hebdomadairement sur nos murs pour faire appel aux chalans, le nombre des dépôts, à la caisse d’épargne, n’a été que de 34,533 depuis 1823 jusqu’à 1832 ; ce qui donne une moyenne de 3,153 dépôts par année, 60, environ, par semaine. Le nombre des livrets distribués était alors de 4,597 ; de ce nombre, 3,460 avaient été retirés, et il ne restait en cours, lors du compte rendu au 10 janvier 1832, que 837 livrets. Quant aux versemens faits pendant cette période de dix années, ils se sont élevés seulement à la somme de 1,852,256 fr. 42 c. ; c’est une moyenne de 182,025 fr. par année, environ ; 3,434 fr. par semaine. Le chiffre total des opérations était alors de 2,008,829 fr. 02 c. Sur ces opérations, la caisse est restée, comme nous l’avons dit plus haut, par les diverses allocations qu’elle a reçues, avec un avoir de 42,621 fr. 63 c.

Examinons maintenant la caisse de prêts : pour bien apprécier ce nouvel établissement, le seul que la France possède encore, il faut se reporter à la pensée qui présida à sa création. Cette pensée philanthropique est due à deux citoyens recommandables de notre ville (MM. Isaac Rémond et Dugas-Montbel). Leur conviction intime était qu’elle serait un moyen d’empêcher la ruine de nombre de fabricans, lors de cessations d’ouvrage. Leur but était ainsi en maintenant la stabilité parmi les chefs d’atelier, de leur conserver leur propriété [2.2]acquise si souvent au prix de tant de fatigues et de privations. C’était ainsi qu’ils espéraient attacher le fabricant à son atelier, prévenir ces émigrations si fréquentes, et qui, à toutes les époques, furent si funestes à Lyon. C’était dans ce noble but que la caisse était instituée.

Nous fournissons la preuve de cette destination spéciale en citant l’art. 1er des Statuts. Il est ainsi conçu :

« La caisse de prêts est instituée pour venir au secours des chefs d’atelier de la fabrique d’étoffes de soie, qu’une suspension générale ou particulière de travail, ou tout autre cause privée ou publique, mettrait dans la nécessité momentanée de vendre à vil prix, tout, ou partie, des ustensiles garnissant leurs ateliers. » L’article 2 admet à participer aux avantages de la caisse, non-seulement les chefs d’atelier intra muros, mais encore ceux qui habitent les communes de la Guillotière, Croix-Rousse et Vaise. Cette addition était indispensable, puisque ces communes possèdent la moitié des ateliers. C’était sur ce cercle que la caisse a dû baser ses opérations.

Jusques-là, tout semblait devoir assurer la stabilité des ateliers, et concourir plus tard à leur prospérité. Nous ne rappellerons pas les promesses de M. le préfet Dumolard, qui pensait que le gouvernement fournirait 500,000 fr. à la caisse, et que les dotations de la ville et de nos négocians devaient surpasser cette première somme. Il en parlait comme de chose convenue avec Casimir Perrier, et ce qui nous fait croire qu’il disait vrai, c’est que le même langage fut tenu plus tard par M. de Gasparin. Bref. Bien que l’ordonnance royale qui institue la caisse de prêts date du 9 mai 1832, elle ne commença ses opérations qu’au mois de novembre suivant, après que nous eûmes alors, par divers articles, insérés dans l’Echo de la Fabrique, éveillé la sollicitude de nos magistrats. 25,000 fr. avaient déjà été mis en 1831, par le gouvernement à la disposition du conseil municipal, à titre de secours pour les ouvriers de la fabrique de Lyon. Cette somme s’augmenta de celle de 15,000 fr. prélevés sur le produit libre de la condition des soies, et enfin de 150,000 fr. fournis par le gouvernement à titre de subventionii ; c’est cette somme qui a remplacé l’allocation de 500,000 fr. d’abord promise. Le gouvernement s’est réservé le droit de retirer son autorisation en cas d’inexécution des statuts, et partant la somme de 150,000 fr., par lui allouée, à titre de don ou de subvention (ce qui ne nous paraît pas clairement exprimé) ; il est donc urgent de veiller à l’exécution des statuts pour éviter l’effet de cette clause pénale. Eh bien ! nous le disons franchement, le gouvernement pourrait retirer son autorisation à la caisse, parce que les paragraphes 3 et 4 de l’art. 1er n’ont pas été mis à exécution, c’est-à-dire, parce que la commission exécutive a omis de faire un appel à la libéralité de MM. les négocians, marchands fabricans, propriétaires, rentiers, et enfin aux personnes de toutes classes, intéressées au maintien de la fabrique à Lyon ; parce qu’aucune allocation n’a été demandée, ni par conséquent votée par les conseils municipaux de Lyon, de la Guillotière, de la Croix-Rousse [3.1]et de Vaise, ni par aucune corporation, pas même par le conseil des prud’hommes, à qui l’administration, comme la garde de la caisse, a été confiée. Cet oubli grave de la part de l’administration, ne pourrait-il faire présumer à l’autorité supérieure que la caisse de prêts n’est d’aucune utilité à Lyon, qu’elle n’y a d’ailleurs rencontré aucune sympathie. Notre tâche est de prouver l’erreur dans laquelle ce raisonnement peut induire, elle sera facile, puisque nous n’avons qu’à comparer les résultats que ces deux établissemens ont apporté, et à mesurer leur degré d’utilité, par le nombre des individus qui les ont fréquentés.

La tribune prolétaire ayant donné le compte rendu de la caisse de prêts (v. les Nos 2 et 3 de cette année), nous y renvoyons ; seulement, nous rappellerons que le montant des emprunts s’est élevé à la somme de 249,505 fr. Le nombre des emprunteurs s’est élevé à 2,849. Sur ce nombre, 1,047 individusiii ont été obligés de contracter plusieurs emprunts. Ce mouvement s’est opéré dans le cours de 20 mois. Dans l’année 1833, il a été prêté 161,190 fr. à 1,909 chefs d’atelier ; c’est une moyenne de 36 emprunteurs par semaine, et environ 84 fr. 50 c. par individus. Les 6 premiers mois de 1834 présentent 290 nouveaux emprunteurs et 469 anciensiv. La caisse a prêté pendant ce semestre la somme de 68,985 fr., qui, répartie à 759 individus, fait environ 92 fr. pour chacun. La somme prêtée à chaque individu aurait donc été augmentée de 9 fr.

Maintenant, si nous comptons 10,000 chefs d’atelier, nous voyons qu’un cinquième a été forcé d’avoir recours à la caisse d’épargne. Ce nombre, qui semble effrayant, n’est pourtant que trop réel, et s’il ne nous donne pas encore une idée bien exacte de toutes les misères de chefs d’ateliers au moment actuel, du moins il nous fait sentir l’importance et l’utilité de cette caisse.

Si nous mettons en regard la statistique que M. Charles Dupin1 a dressée sur les caisses sur les caisses d’épargne de France, avec celle que nous venons d’établir pour la caisse de prêts : nous aurons pour 10,000 chefs d’atelier, en y comprenant leur famille de 4 personnes, environ 40,000 individus. Sur ce nombre, 2,849 ont donc été obligés de recourir à la caisse de prêts ; c’est 48 par 1 000. M. Dupin ne porte le nombre des déposans à la caisse d’épargne de Lyon qu’à 3 sur 1 000 individus. (Il a compris, sans doute, dans son calcul tout le département ; car nous aurions trouvé, en comptant à Lyon et les communes suburbaines, en comptant à Lyon et les communes suburbaines, 200,000 âmes, ce qui nous amènerait 4 à 5 déposans sur 1,000 individus). Le nombre des déposans à la caisse d’épargne a dû augmenter depuis 1832 ; mais loin d’en augurer un signe de prospérité pour notre ville, cette augmentation n’est due, qu’à la stagnation du commerce, c’est-à-dire que ceux qui ne savaient pas où placer leur argent l’auront porté à la caisse d’épargne, ne trouvant ni à le faire valoir, ni qui veuille s’en charger. Quelque soit le nombre des déposans actuel à la caisse d’épargne, nous le croyons dans une disproportion frappante avec celui des emprunteurs à la caisse de prêts. Ce n’est donc pas une opinion hasardée que nous émettons en concluant que la caisse de prêts est d’une utilité plus immédiate que la caisse d’épargne pour Lyon, et peut [3.2]être pour toutes les villes manufacturières qui, comme elle, opèrent par la division du travail. La caisse de prêts doit être la banque des petites industries ; elle doit opérer dans sa petite sphère, et rendre les mêmes services que les banques rendent au commerce et aux manufactures. La statistique de M. Dupin nous fournit encore la preuve de ce raisonnement, Partout, dans les villes manufacturières, les déposans sont en minorité, comparativement aux villes bourgeoises.

Voici le résumé de cette statistique. Le nombre des déposans est calculé sur 1 000 individus :

Villes. Déposans.

Metz : 71
Paris : 44
Bordeaux : 35
Brest : 30
Nantes : 23
Rennes : 20
Versailles : 17
Rouen : 15
Mulhouse : 12
Troyes  : 10
Toulon : 10
Reims : 6
Marseille : 5
Avignon : 4
Lyon : 3

Cet aperçu ne nous amènera-t-il pas à penser sérieusement que les villes manufacturières réclament des établissemens destinés à faire des avances plutôt qu’à recevoir des économies, et nous pourrions ajouter que l’opinion que nous émettons aurait pu passer pour erronée il y a quelques années, mais que l’état actuel du commerce nous la fait regarder comme rigoureusement vraie.

Après avoir démontré l’importance et l’utilité, non contestée, de la caisse de prêts, il serait superflu d’en démontrer l’urgence actuelle, nous croyons qu’elle est sentie ; pourquoi ne veut on pas l’avouer ? Y aurait-il une arrière-pensée ?

En effet, ne sommes-nous pas bien fondés, lorsque nous venons réclamer, en faveur de l’Industrie de la fabrique de Lyon qui se meurt, l’exécution des statuts du seul établissement conservateur, qui soit spécialement fondé dans son intérêt. Le mal n’a-t-il pas atteint sa dernière période ? Le dénuement et la misère ne sont-ils pas assez grands, lorsque les deux tiers des métiers sont inoccupés depuis plusieurs mois, et menacés d’une destruction complète ? Mais si nous poussions plus loin nos investigations, si nous rapportions les calculs faits par les propriétaires auxquels il est dû plus de deux millions de location par les ouvriers ; ceux faits par les fournisseurs de comestibles, boulangers, bouchers, etc. ; auxquels une somme aussi considérable est due. – Ces considérations nous mèneraient bien loin, plus loin que nous ne pouvons aller.

F.....t2.

Notes (de la CAISSE D’EPARGNE et de la CAISSE DE...)
1 Ces statistiques sont peut-être tirées de l’ouvrage de Charles Dupin, Forces productives et commerciales de la France. Ultérieurement, véritable zélateur de cette institution d’inspiration libérale qui combattait selon lui le vice de l’imprévoyance (« l’imprévoyance est le propre du sauvage, du barbare isolé, ignorant, insouciant » écrira-t-il en 1837), il publiera ses principaux textes sur les caisses d’épargne : La caisse d’épargne et les ouvriers (1837) puis Progrès moraux de la population parisienne depuis l’établissement de sa caisse d’épargne (1842).
2 L’auteur de cet article est très probablement J. Falconnet.

 

 

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