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1 mars 1835 - Numéro 24
 
 

 



 
 
    

LA MÉFIANCE ET LA DÉFIANCE.

[1.1]Je crains les Grecs jusque dans leurs présens.
Virgile.

La méfiance est un soupçon en mal qu?on a d?une personne qu?on juge de mauvaise foi et de duplicité, ou le peu de faveur qu?on accorde à une entreprise qu?elle a fondée ou dont elle a la gestion.

La défiance, au contraire, n?existe que par son défaut d?expérience et de connaissance des hommes. La première a pour base le vice et la fraude bien connus, tandis que la seconde n?est qu?imaginaire et n?a pour s?étayer qu?une pusillanimité qui l?épouvante. L?une est louable, l?autre est dangereuse : celle-ci prévient les maux, celle-là oppose une digue aux actions les plus désintéressées.

L?homme de bien peut prendre pour règle la défiance, tout en faisant son possible pour acquérir les informations propres à assurer ou à détruire sa prévention, tandis qu?il doit avoir grand soin de ne pas se fixer inconsidérément par la méfiance ; car si la défiance est un doute moral, la méfiance est un jugement prononcé et basé sur la défaveur que la conduite de telle ou telle personne a fait naître dans notre esprit. On ne saurait donc trop se prémunir avant de préjuger.

L?opinion publique étant elle-même la peine des actions dont elle est juge, ne saurait manquer d?être sévère sur les choses qu?elle condamne. Ainsi, lorsque par exemple, un commis de fabrique a, par ses antécédens défavorables, donné prise en plus d?une occasion au blâme et au mépris par ses exactions et ses spéculations frauduleuses dans les maisons où précédemment il était employé ; il est tout naturel que nous l?investissions de notre méfiance, et que dans la crainte d?être encore le jouet de son caprice, ou la victime de son astuce, nous ne voulions pas renouer affaire avec lui.

Mais si au contraire nous sommes en rapport avec une maison que nous jugeons honnête, et que, au sortir du magasin nous nous assurions si tout a bien été porté sur notre livre en son lieu ; qu?en rentrant dans nos ateliers nous nous empressions de reconnaître les matières qui nous ont été confiées, pour voir si le poids concorde avec l?insertion ; le motif qui nous fait agir ainsi est la défiance, en ce que, comme dans l?exemple précédent, nous n?avons pas des faits pour appuyer notre jugement, mais seulement un doute qui nous fait prendre nos sûretés.

Si la méfiance, comme dit le sage, est la mère de sûreté, il faut bien se garder aussi de porter son opinion trop inconsidérément. S?il répugne à l?homme de bien de s?allier [1.2]avec un être flétri par l?opinion publique, s?il se croit deshonoré de ce rapport, parce qu?avant tout il s?attache à sa réputation, il met aussi tous ses soins à se convaincre avant d?arrêter son jugement. Semblable au loup de la fable, il ne juge pas du particulier en général, parce que dans une circonstance qui se rattache au présent, il a été trompé par une personne peu délicate et qu?il a été dupe de sa bonne foi, il ne dira pas : je ne veux plus accorder ma confiance à personne ; mais je veux me tenir en garde vis-à-vis de tous ceux qui me feront des propositions ; je veux étudier leur conduite, connaître leur moralité ; je veux voir si tels ou tels qui cherchent à me détourner de faire ce pas, ne sont pas conduits par l?intérêt. Avant de jeter comme eux un blâme sur cette entreprise, je veux connaître si la probité en fait mouvoir les ressorts.

Il arrive souvent que la haine ou l?orgueil dictent le conseil qui vous est donné, dans certaines circonstances. Un homme, par exemple, jaloux de n?avoir pas le premier conçu telle ou telle idée qui peut amener une amélioration générale, de n?avoir pas lui-même tracé le plan, dicté les statuts de tel ou tel établissement, si vous lui en parlez, si vous lui demandez son avis, mettra tout en usage pour faire échouer le projet ; il y suscitera des obstacles, il révoquera en doute la bonne foi, la probité de ceux qui sont chargés de le mettre à exécution. S?il voit que tous ses traits s?émoussent, que, bien persuadés de la bonne harmonie, de la délicatesse de ceux qui doivent le régir, il ne peut vous convaincre, il emploiera sa dernière ressource, et fort d?un savoir qu?il sait que vous n?avez pas il emploiera l?arme du ridicule !? Méfions-nous de ces personnes ! que les antécédens de leur vie nous les fassent juger à leur valeur. Persistons dans nos sentimens, et il leur restera la honte, non-seulement de n?avoir pas fait usage de leurs moyens pour améliorer le sort de leurs semblables, mais encore d?avoir, autant qu?il leur a été possible, paralysé les actes généreux de ceux qui ne sont riches et forts que de leurs bonnes intentions.

Il nous reste, travailleurs, à vous donner un dernier avis, qui est pour vous de la plus haute importance. Dans cette circonstance vous ne sauriez trop faire usage de la défiance. Elle sera pour nous l?ancre de salut qui doit préserver du naufrage le vaisseau de notre industrie. Nous touchons au terme fixé, où quelques-uns de vous doivent être investis de notre confiance, chargés de notre mandat, dépositaires de nos intérêts. (Nous parlons de l?élection des prud?hommes). C?est en ce moment qu?il faut redoubler de défiance, qu?il faut vous inquisiter minutieusement des antécédens, de la conduite, et de la fermeté de ceux auxquels vous voulez accorder votre suffrage. Qu?ils aient la sagesse pour [2.1]conseil, la vertu pour guide, et le courage de supporter l?égide qui doit vous protéger. A Dieu ne plaise que nous ayons la pensée de fausser vos intentions ; votre vote doit être libre, parce qu?il doit être dicté par votre seule conviction. Ne vous laissez pas influencer par les paroles de ceux que la jalousie poignarde, que l?intrigue conduit, et qui s?attachent moins à vos intérêts qu?aux leurs. Défiez-vous, mais ne vous méfiez pas sans motifs plausibles. Si nous ne pouvons être utiles, gardons-nous d?être nuisibles, et que ceux d?entre nous qui seront élevés à l?honneur de représenter leurs confrères, ne fassent usage de leur pouvoir que dans l?intérêt de tous et de la justice. A cet égard, nous rappelons aux chefs d?ateliers électeurs prud?hommes, qu?ils ne sauraient trop mettre d?empressement à remplir la mission à laquelle ils seront appelés dimanche prochain, 8 mars. Qu?ils pensent que ceux de leurs confrères auxquels le droit d?élire leurs prud?hommes n?est pas confié, attendent d?eux l?élection de mandataires irréprochables, fermes et consciencieux. Nous avons dit : Plus le vote est indépendant, plus l?élection est solennelle. Or, que les électeurs n?obéissent qu?à leur conviction, qu?à la connaissance intime qu?ils auront des qualités de celui auquel ils destinent leurs suffrages. Qu?ils se rendent tous à l?appel qui leur est fait, c?est pour eux un devoir des plus indispensables. Une réunion nombreuse imprime à l?élection un caractère important, et démontre mieux à l?élu toute l?étendue de ses devoirs.

 

 

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