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1 mars 1835 - Numéro 24
 
 

 



 
 
    

SUR LA PROBITÉ DU TRAVAILLEUR.

La probité est de tous les rangs et de tous les siècles ; elle appartient à toutes les conditions ; elle ennoblit tous les âges, elle fait la gloire du malheureux, en même temps qu?elle fait celle du riche. On peut définir la probité : l?amour de toutes les vertus civiles. La probité défend le crime ; il faut obéir ; la vertu commande la pratique du bien, mais l?obéissance est libre. On estime la probité, on respecte la vertu, on doit de la reconnaissance à la vertu ; on pourrait s?en dispenser à l?égard de la probité ; parce qu?un homme éclairé, n?eût-il que son intérêt pour mobile, n?a pas pour y parvenir de moyen plus sûr que la probité.

Nous avons dit que la probité fait la gloire du travailleur. Pour nous en convaincre, envisageons d?abord l?habitant des campagnes. Aussi simple que sa modeste chaumière, privé pour l?ordinaire de l?instruction qui développe nos facultés morales, il ne laisse pas pour cela de sacrifier sur l?autel de cette Divinitéi. Son âme pure comme l?azur des cieux, aussi naïve que candide, ne saurait, par le moindre détour, diminuer sa misère, et la seule idée d?effleurer la propriété d?autrui le fait frémir. Le remords est banni de sa couche, parce que le crime n?a pas placé les rideaux qui l?entourent ; ses mains endurcies au travail ne trempent point dans le cloaque de la cupidité. Il est pauvre ; mais sa pauvreté même fait sa gloire, parce que le peu qu?il a il ne le doit qu?à ses sueurs et que sa position lui laisse même la douce satisfaction d?ajouter chaque jour une fleur à sa couronne, en partageant avec ses frères malheureux le pain noir qu?il a su se procurer par des voies licites et délicates.

Si de l?humble métairie nos regards se portent sur l?orgueilleux castel, que ne dirons-nous pas de l?air de corruption qu?on y respire ? Sans parler de ces procès injustes que ses maîtres soutiennent pendant des années, pour s?approprier souvent le champ de la veuve et de l?orphelin, trop faibles pour lutter contre leur puissance colossale ; sans parler de ces routes tortueuses, de ce dédale de perversité et d?astuce dans lequel ils s?enfoncent pour subtiliser à un égal une place qu?ils convoitent, un honneur qu?ils sollicitent, une distinction qui semble manquer à leurs titres ; que ne dirons-nous pas de ces moyens frauduleux par lesquels chaque jour ils augmentent leur patrimoine au détriment des malheureux qui, par leurs peines, leurs labeurs, sont non-seulement les artisans de leur fortune, mais encore la cause efficiente de leurs félicités. La probité décore les haillons du pauvre, elle l?ennoblit, elle l?élève ; mais l?opulent qui transige avec elle, qui la regarde comme indigne de son rang [3.2]est un être méprisable ! Il est vrai que parfois sa distinction, sa fortune semblent plaider en sa faveur et jeter le manteau de l?oubli sur ses exactions. Mais ne perdons pas de vue qu?en fait de procédés, on est bien près de l?avilissement quand il faut recourir à l?indulgence.

Pour faire ressortir tout le beau de la probité du prolétaire, parcourons la cité ; jetons un coup-d??il sur cet homme du peuple, sur cet honnête artisan, et voyons si sa probité n?est pas plus grande que celle de ces gens qui, placés dans une position plus élevée, lui jettent souvent un regard de mépris ! En lui tout est bonne foi ; souvent son âme s?effarouche des moyens les plus innocens ; sa franchise descend jusqu?à la minutie, et quoique certain pour l?ordinaire qu?il est victime de la fraude la mieux calculée, il se fait un scrupule d?user de représailles : le travail est sa loi, la probité sa devise !

Ouvrons au contraire la porte d?un comptoir, du magasin, nous verrons que bien souvent cette vertu, la probité, ne saurait y fixer son séjour. Qui pourrait narrer toutes les supercheries, tous les subterfuges qui sont mis en usage pour tromper la bonne foi et de l?artisan et du consommateur ? Dans quelques-unes de nos maisons de fabrique, par exemple où l?on déifie la fraude et où l?on lutte à qui mieux mieux pour enlever d?une main à l?ouvrier ce que l?on semble lui confier de l?autre, tantôt en rejetant un usage qui, par sa durée, a pris force de loi, on le prive des avantages que des maisons délicates et consciencieuses accordent avec autant de plaisir que de justice ; tantôt en recourant à des procédés iniques, l?on s?approprie une partie de la façon d?un malheureux qui, lors même qu?on la lui laisserait intacte, pourrait à peine suffire aux besoins de sa famille. Celui-ci profite de la misère publique pour faire peser sur les infortunés qu?il exploite, sa verge de fer ; et celui-là qui se joue des devoirs les plus sacrés, dont les regards impudiques convoitent chaque jour une nouvelle idole, n?accorde souvent une préférence de travail qu?en faveur d?un crime ! Ne trempons pas plus long-temps dans cet Achéron infect notre plume pudique ; tirons un rideau sur ces turpitudes, et gardons-nous de faire fumer l?encens devant de tels sacrifices. Un jour viendra où le commerce régénéré, vomira de son sein ces âmes viles, ces âmes sans délicatesse qui le déshonorent.

Pour nous, travailleurs, persistons dans la pratique du bien ; que la probité soit l?auréole brillante qui décore nos fronts. S?il ne nous est pas donné de laisser à nos enfans une fortune, léguons-leur du moins avec orgueil l?honneur et la vertu ; eux seuls élèvent le citoyen ; ce sont là les vrais titres de noblesse !

 

 

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