Monsieur le Rédacteur,
Seriez-vous assez bon pour publier dans votre prochain journal l’article suivant, extrait de la Revue du Lyonnais, en réponse à une lettre insérée dans vos colonnes du numéro 24 ?
nouveaux détails biographiques sur jacquard.
Une lettre signée le Solitaire des Remparts, et publiée par l’Indicateur, est venue donner un démenti à l’assertion contenue dans notre article sur Jacquard, au sujet de la vente d’un de ses métiers sur la place des Terreaux, et des différentes poursuites et menaces dont cet habile mécanicien fut l’objet de la part des ouvriers. Nous avons été aux renseignemens, et voici ce que nous avons appris.
En 1804 environ, M. Artaud fit vendre, sur la place des Terreaux, plusieurs métiers-modèles que M. Delasallei avait réunis dans une des pièces du Palais St-Pierre. Cette vente, dans laquelle se trouvait un métier à la Jacquard, n’était sollicitée par aucune mesure venant du Conseil des Prud’hommes pour satisfaire, comme l’a dit par erreur M. Léon Faucher, l’exaspération du peuple contre la mécanique de Jacquard ; mais elle eut lieu dans le but seul de donner une autre destination à la salle où se trouvaient ces métiers.
Le Conseil des Prud’hommes est établi pour juger les différens qui surviennent entre fabricans et ouvriers. Il ne pouvait prendre sur lui un acte public ; ses attributions ne vont pas jusque-là. Maintenant, que Jacquard ait été humilié de voir vendre comme du vieux bois l’œuvre de tant d’années de recherches et de travaux, cela se conçoit. Que le peuple ait, à cette vente publique, témoigné son contentement par quelques lazzis et quelques railleries sur l’inventeur du métier, cela se conçoit encore. Le peuple, froissé dans son intérêt privé, ne voyait alors dans cette machine qu’une rivale enlevant du travail à ses bras ; il ne calculait [4.1]pas les avantages immenses dont elle devait le doter sous le double rapport de la santé et du bien-être. Et de nos jours encore, n’avons-nous pas vu le peuple de juillet briser les presses mécaniques. Est-ce véritablement sa faute ? Eh non ! Qu’on l’instruise ! qu’on lui en donne la facilité, les moyens, et alors il saura que loin de nuire à son existence, tout ce qui hâte le travail, tout ce qui économise à la fois le temps et la main-d’œuvre, tout ce qui centuple nos produits, lui est rendu d’une autre façon avec de doubles avantages. C’est lui ôter 5 sous d’une main pour lui en mettre 20 dans l’autre. Il y a aujourd’hui dix industries qui vivent du métier à la Jacquard.
Pourquoi donc nier les fautes que le peuple a pu commettre à une époque déjà loin de la nôtre ; pourquoi donc ne pas les avouer plutôt, comme un enseignement pour notre génération, et comme une preuve du pas immense qu’elle a fait dans le domaine social et intellectuel. Le peuple de juillet et de novembre ressemble-t-il au peuple septembriseur de notre première révolution ? Il faut au peuple des amis qui lui disent ses vérités et non des courtisans comme au pouvoir. Disons-le donc hautement et sans détour, car les démentis ne sont pas des preuves et des argumens sans réplique ; il n’est que trop vrai que Jacquard ait été plus d’une fois en butte à des voies de fait, à des injures et à des menaces de la part des ouvriers en soie. Trois d’entr’eux l’assaillirent un soir sur le quai St-CIair et ne parlaient rien moins que de le jeter à l’eau, lorsque les cris de leur victime et l’approche de quelques personnes les mirent en fuite. Voici une autre anecdote que nous tenons, ainsi que la précédente, d’une personne à laquelle Jacquard l’a racontée lui-même.
Nous le laisserons parler.
Un jour que j’achetais des cordes, mon cordier vint tout-à-coup à s’appitoyer sur son sort et sur la diminution de sa vente. Je lui en demandai les motifs. Ah ! monsieur, c’est ce damné métier à la Jacquard qui en est cause ; il a tout simplifié, il a enlevé le pain au pauvre monde. Si ce n’est pas une infamie, je vous le demande, qu’on encourage de ces monstruosités d’inventions qui ôtent l’ouvrage à l’ouvrier. Allez, s’il ne fallait que de la corde pour pendre ce coquin de Jacquard, je donnerais volontiers… – Toute votre boutique ? – Oh non ! mais tout ce qui faudrait pour çà. – Vous ne connaissez pas Jacquard ? – Ni je n’ai envie de le connaître. C’est un mauvais citoyen ; car il n’y a qu’un mauvais citoyen qui puisse vouloir la mort du peuple. – On vous l’a fait plus noir qu’il n’est, et s’il vous expliquait lui-même que son métier est tout dans l’intérêt de la classe ouvrière ? – Je voudrais bien voir comment il s’y prendrait, le grugeur ! – Eh bien ! écoutez-moi, car je suis Jacquard. Et le cordier de balbutier force excuses et force regrets. C’est notre femme, ajouta-t-il en finissant, qui me conte chaque jour ces sornettes-là.
L. B.