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5 mai 1833 - Numéro 18
 
 

 



 
 
    
LE CANUT, HISTOIRE CONTEMPORAINE

(Fin. – Voy. l’Echo, n° 15, 16 et 17.)

Ce qui inquiétait le plus Jacques entre les quatre murailles où la justice l’avait mis, c’était le sort de sa femme et de ses enfans. Depuis trois jours qu’il était là on n’était pas encore venu le voir et il vivait dans de cruelles angoisses. Un matin la porte s’ouvre et Rose entre.

Jacques lui saute au cou :

– Que fais-tu ? Comment vivez-vous ? Pourquoi as-tu tant tardé ?

Rose étourdie de ces questions rapides, le mène vers une chaise, l’y fait asseoir, se place sur ses genoux et lui raconte ce qui lui est arrivé.

– Pour payer les frais du procès on a saisi et vendu notre petit mobilier… J’ai trouvé à louer un grenier où nous demeurons.

– Pauvre femme… – Et il l’embrassait en pleurant…

– Puis j’ai cherché de l’ouvrage afin de pouvoir nourrir nos enfans… Voila pourquoi je ne suis pas venue plus tôt… Tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas ?…

– Oh ! non, non… !

– Comme je gagne bien peu, nous ne mangeons qu’une fois par jour, mais nous mangeons enfin… !

Jacques sanglotait et couvrait sa femme de baisers.

Les heures se passèrent vite à aviser aux moyens de passer ce moment critique, à parler de leur honneur quand ils seraient libres et réunis !

Jacques témoigna à Rose, sa crainte que pendant son absence, Boursault ne se portât à quelque violence envers elle. « Oh ! lui disait-il avec rage, si ce scélérat osait le faire, accours ici, réfugie-toi dans mes bras… il ne viendra pas t’y chercher… »

Et cette idée surtout l’entretenait dans un état d’irritation et de malaise qui le tuait.

Cependant le geôlier annonça que l’heure de la sortie des visiteurs était arrivée.

– Je ne veux pas que tu t’en ailles, s’écria Jacques, [8.1]il pourrait te rencontrer et te faire du mal… et je ne serais pas là pour te défendre…

– Il faut bien qu’elle sorte cependant… reprit le geolier.

– Tu ne t’en iras pas… je ne serais pas là pour te défendre.

El il la tenait embrassée étroitement et ne voulait pas la lâcher malgré ses efforts et ses supplications. C’est en vain que le geolier lui montrait le règlement ; il le repoussait et n’écoutait que sa douleur.

– Allons, il faut employer les grands moyens, dit l’homme aux clés.

Il alla chercher quatre hommes et un caporal. On arracha violemment Rose à son mari qui criait d’une voix déchirante :

– Oh ! ne m’abandonne pas… Et toi aussi tu veux me quitter… Il te fera du mal.

– Et quand elle fut sortie, éplorée et larmoyante, il resta là, étendu misérable sur le carreau. Force était restée au réglement.

Jacques souffrait bien, retenu dans sa prison par la main de fer de la loi et s’imaginant toujours que Rose était peut-être au moment même en butte aux brutales séductions du négociant. Alors il avait la fièvre, ses bras se roidissaient, et il aurait voulu renverser les murs. Jamais il n’avait si bien senti le prix de la liberté.

Tous les jours sa femme venait le voir et lui amenait ses enfans à embrasser ; tous les jours en la voyant partir il éprouvait la même souffrance.

Ah ! il s’amassait dans son sein un gros levain de haine contre les oppresseurs de sa classe.

Le jour de la délivrance arriva ; Jacques sortit de prison. Comme son pied foulait joyeusement le pavé de la ville ! Comme sa poitrine se gonflait de plaisir au vent libre des rues ! Il courut chez lui.

Arrivé à la Croix-Rousse, il y remarque du tumulte. Il rencontre Léonard effaré qui lui dit :

– Les fabricans ont refusé le tarif. La garde nationale monte à la Croix-Rousse pour disperser les rassemblemens d’ouvriers. On dit que des coups de fusil se sont fait entendre vers la Grande-Côte.

A ces mots de fabricans, Jacques se précipite vers des groupes de canuts qui criaient : aux armes ! Il les excite, il les anime de sa haine. Il saisit une carabine qu’on lui présente : il dirige la foule vers le lieu où le bruit éclate. Il grince des dents en se voyant en face de ceux qu’il déteste, et au moment où il va ajuster l’un d’eux, il tombe.

– C’était Boursault, qui peut-être par hasard, l’avait frappé d’une balle au front.

Le lendemain Jacques le factieux fut jeté pêle-mêle avec d’autres à la fosse commune. Il n’y eut que Rose qui parla encore de lui et le pleura.

Boursault, rentré dans Lyon à la suite du prince royal, reçut la croix d’honneur et les actions de grâce du journal officiel.i1

L. Couailhac.

Note du Rédacteur. – Nous avons extrait cette historiette de mœurs des Sept Contes Noirs, ouvrage intéressant publié en 1832 à [8.2]Lyon, chez Bohaire, par M. Louis Couailhac, ex-professeur au Lycée, actuellement l’un des rédacteurs de la Bibliothèque populaire. Cet ouvrage forme un volume in-8 de 142 pages. Les autres contes sont intitulés l’Espagnol, Une Femme, la Fille du Chirurgien, Le Paria, Méphistophélès et Le Projet de loi ; ils sont précédés d’une préface sous le titre de Causerie d’ouverture dont nous recommandons la lecture à nos lecteurs.

Notes ( LE CANUT, HISTOIRE CONTEMPORAINE)
1 Probablement ici Armand Marrast (1801-1852), membre de l’opposition libérale sous la Restauration. Après 1830, républicain, il rédige avec Godefroy Cavaignac le journal La Tribune. En 1833 pour avoir qualifié de « prostituée » la Chambre des députés, il sera lourdement condamné et emprisonné.

 

 

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