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15 mars 1835 - Numéro 11
 
 

 



 
 
    

DE L’APPRENTISSAGE.1

Nous ne voulons pas traiter de l’Apprentissage sous le rapport élevé duquel on devrait le considérer, on nous accuserait de faire une utopie. Cependant nous dirons en passant, que l’apprentissage est l’instruction toute entière pour ceux qui n’en ont pas, et le complément nécessaire de l’instruction pour ceux qui ont eu le bonheur d’en acquérir. Seulement il prend alors un nom plus brillant ; mais au fond, il est toujours le même. L’élève des maîtres fameux dans les beaux-arts, le clerc ou légiste, ne sont en définitif que des apprentis sous un autre nom. Car il est impossible d’exercer une profession quelconque sans en avoir fait un apprentissage.

De la vie commune entre le maître et l’élève résultent une foule de rapports dont le souvenir est gardé avec fruit et reconnaissance dans toutes les professions réputées libérales. L’élève devenu maître aime à rappeler sous quel maître il a étudié ; il se plaît à indiquer de qui il est le successeur, lorsqu’il lui arrive de le remplacer dans son établissement. Cette harmonie existe peu dans les professions manuelles et principalement [2.2]dans la fabrique. Nous nous appliquerons à en rechercher la cause et surtout le remède. Abordons notre sujet.

C’est une question vitale dans les villes manufacturières, que celle de l’apprentissage ; pour vivre, il faut avoir une profession quelconque. Le père de famille doit donc songer d’abord à donner un état à ses enfans. D’un autre côté, le maître, pour donner de l’activité à son atelier, est forcé d’adopter des élèves et de leur transmettre son art. Il n’est donc point, à proprement parler, d’affaire plus importante, de question plus complexe à résoudre dans l’intérêt de la fabrique, que celle de prévenir les nombreuses difficultés qui journellement s’élèvent entre les maîtres et leurs élèves. Certes, nous n’avons pas la prétention de les trancher toutes, mais seulement de rechercher les causes qui produisent ces nombreux différends. Nous aurons, en quelque sorte, rempli la tâche que nous nous sommes imposée, si le résultat de nos investigations sur ce sujet nous conduit à proposer quelques-uns des moyens qui, tout en rendant l’apprentissage moins pénible, le rendraient aussi plus fructueux, et pour le maître et pour l’élève. Loin de chercher à amener dans nos ateliers plus d’élèves que l’ouvrage ne nous permet d’en occuper, nous désirerions que l’apprentissage ne soit pas une cause de ruine pour le maître et de dégoût pour l’élève.

Lyon, par la multiplicité de ses ateliers, peut être comparé à une vaste pépinière, destinée à élever les jeunes gens des deux sexes au tissage des étoffes. De 50 lieues, les habitants des campagnes affluent à la ville. Un nombre considérable d’enfants de tout âge vient chercher du pain et un état. Ah ! s’il est une époque de la vie qui reste profondément gravée dans notre mémoire, c’est bien notre entrée dans l’atelier. A peine sorti de la première enfance, à 12 ou 14 ans, le fils du prolétaire est condamné à un travail assidu et pénible ; éloigné de ses parens, qu’il ne revoit qu’à de longs intervalles ; il peut s’estimer heureux lorsqu’il n’en est pas abandonné entièrement, et que la providence lui fait rencontrer dans son maître un second père. Généralement le fabricant Lyonnais s’attache à ses élèves, il en a soin comme de ses propres enfans ; c’est un éloge qu’il mérite, et qu’il est juste de lui accorder. Il est vrai de dire qu’il est peu d’états où les maîtres adoptent aussi facilement des élèves que les fabricans d’étoffes. Sans caution solvable, ils logent, nourrissent, et souvent vêtissent leurs élèves, et ceux-ci, à moins que le dégoût ne vienne s’emparer de leur raison, si faible et si chancelante à cet âge ; il est rare qu’ils ne soient pas bons ouvriers à la fin de leur apprentissage. Le tissage des étoffes étant la dernière mise en œuvre de la matière, il exige la connaissance de tout ce qui s’y rattache, afin d’éviter les malfaçons. L’usage établi de fixer à l’élève une tâche, sitôt qu’il est en état de travailler seul, intéresse doublement le maître à lui prodiguer tous les enseignements convenables ; en travaillant dans l’intérêt de son élève, il travaille nécessairement dans le sieni. De combien de soins, de précautions le maître ne doit-il pas entourer ses élèves, pour les préserver pendant les quatre années de leur apprentissage des dangers d’une grande ville, livrés qu’ils sont à toutes les séductions, dans l’âge de l’effervescence des passions. Les devoirs mutuels auxquels s’engagent réciproquement le maître, l’élève et ses parens, par l’acte d’apprentissage, en font un contrat sacré ; l’exécution fidèle de ce contrat, est donc aussi une œuvre d’humanité ; et la société, dans l’intérêt de la morale publique doit y veiller. C’est au conseil des prud’hommes que ce soin a été délégué, c’est à la fois une de ses plus belles prérogatives comme une de ses plus pénibles fonctions. Combien ne doit-il pas se défier de ses préventions, le prud’homme investi de la mission de surveiller les ateliers ; lorsqu’il songe qu’il peut sur un simple rapport faire résilier un acte d’apprentissage, et [3.1]que quelque soit d’ailleurs l’indemnité accordée au maître, il y a toujours perte évidente pour lui, ne serait-ce que la privation de l’honneur d’avoir fait un bon élève. Les nombreuses contestations dont le conseil des prud’hommes est continuellement surchargéii, ont depuis long-temps éveillé notre attention. Notre sollicitude pour tout ce qui touche les intérêts des travailleurs, nous fait donc un devoir de publier le résultat de nos recherches.

D’abord, comme nous l’avons dit plus haut, toutes les communes environnantes envoient leurs enfans à Lyon, et, lorsque la fabrique a de l’activité, ces enfans trouvent place dans nos ateliers. La variété de l’éducation, des habitudes trop enracinées, contribuent beaucoup à décourager les jeunes gens, ils deviennent indolens d’abord, puis indomptables. Si l’on ajoute à ces causes le manque de la première instruction, l’on comprendra toute la patience et la sagesse dont un maître, chargé du soin de plusieurs élèves, doit être pourvu. D’un autre côté, les parens par négligence, pour ne pas dire plus, laissent plusieurs mois leurs enfans sans ratifier les conventionsiii, espérant par cette négligence se mettre à l’abri des indemnités, dont le défaut de conduite de leurs enfans les rendrait passibles. Le maître soupçonnant à son tour la probité de son élève, ou celle de ses parens, n’apporte plus dans ses relations journalières avec eux la même douceur. Il est rare qu’un apprentissage commencé sous de tels auspices se termine sans chicane. Dans ce dernier cas, il y a toujours perte évidente pour les contractans. Voilà la source de ces contestations déplorables ; mais il est d’autres causes qui contribuent encore beaucoup à les amener. Dans les années comme celle que nous venons de passer, où le prix du travail est avili, et où le travail manque, le maître se ruine et l’élève ne pouvant rien gagner après sa tâche, se dégoûte ; le courage lui manque pour continuer un état qui ne lui présente aucun gain et ne lui promet aucun avenir. L’aversion pour l’état, la haine contre son maître remplacent alors la confiance et l’espoir qui le guidaient. C’est ainsi que souvent il devient nécessaire de résilier l’apprentissage, et alors, la perte qui en résulte pour le maître est doublement grave ; car, outre l’ouvrage dont il est privé, il perd pour toujours un élève sur le travail duquel il avait droit de compter pour se récupérer de ses avances. Mais il est aussi une autre cause que nous ne saurions non plus passer sous silence, quoique plus rare que les précédentes, elle n’en est pas moins affligeante à constater. Nous voulons parler de la jalousie qui porte un maître à détourner l’apprenti de son confrère, afin d’avoir le profit d’un élève qu’il n’aura pas eu la peine d’instruire. Une telle conduite ne saurait être trop sévèrement qualifiée. Autant nous nous sommes élevés contre les contraventions faites contre les personnes étrangères à la fabrique, parce qu’elles nous semblaient une atteinte à la liberté individuelle, autant nous insisterons pour que celles résultant du cas en question, les seules criminelles à nos yeux, soient rigoureusement constatées et [3.2]punies. C’est le seul remède à cet abus aussi révoltant et d’autant plus déplorables qu’il détruit l’unité morale des travailleurs, abus d’autant plus inconcevable que celui qui l’exerce aujourd’hui à son profit, peut le voir demain exercer à son détriment.

Par l’exposé ci-dessus, nous avons indiqué les causes principales qui amènent les contestations entre les maîtres et leurs élèves. Y aurait-il un remède ? voyons ! Le conseil des Prud’hommes, chargé de juger ces différens, de les concilier s’il lui est possible, pourrait avoir une mission plus belle et plus grande à remplir : celle de les prévenir ; et nous croyons que l’on y parviendrait du moins en partie, en récompensant les élèves qui s’en seraient rendus dignes par les progrès qu’ils auraient fait dans l’état. Le conseil ne dérogerait pas de ses attributions, mais les relèverait au contraire, en cherchant à prévenir ces difficultés sans cesse renaissantes. Leurs sources sont connues, elles proviennent de l’indifférence, du dégoût, pour un état dans lequel on est entré dans un âge encore tendre et toujours dépourvu d’expérience, état qui ne présente plus d’avenir, point de récompense immédiate pour une bonne conduite, point d’indemnité pour les travaux, l’assiduité et les veilles qu’il comporte. En effet, considérant Lyon avec sa masse d’ateliers, n’avons nous pas le droit de nous étonner que trois ou quatre mille jeunes gens qui viennent y chercher un état, qui doit être leur unique gagne pain, soient laissés sans encouragement. Réfléchissons un peu à l’effet moral que produirait une institution d’encouragement, qui solennellement chaque année distribuerait de faibles prix, mais en nombre suffisans pour maintenir l’émulation parmi les élèves. Avec une cinquantaine de prix de la somme de 25 fr. à 200 fr. et une simple médaille pour le maître, on aura nous en sommes convaincus, un résultat immense. Les trois quarts de ces contestations scandaleuses disparaîtront ; les maîtres y gagneront de bons élèves et la fabrique de bons et solides ouvriersiv. Alors nous ne craindrons pas la concurrence de l’étranger pour les procédés de fabrication.

Nous voyons des récompenses, des encouragemens accordés aux sciences, aux arts, à l’instruction ; nos académies, nos universités et nos collèges en décernent annuellement. A Lyon les écoles de St-Pierre et de la Martinière nous convient chaque année au spectacle ravissant du couronnement de leurs élèves. L’enseignement mutuel et les classes d’adultes ont des prix que dans sa haute sagesse deux loges M... se sont empressé de fonder en faveur de l’instruction populaire. Eh ! Par quelle étrange contradiction le travail, le plus nombreux, le plus assidu, et tout à la fois, le plus utile, la gloire et la richesse de notre cité, reste-t-il sans encouragement ? Nous l’avouons nous ne savons comment expliquer l’absence d’une institution aussi nationale dans notre cité. Son absence est la cause, sinon du malaise que nous ressentons, mais du moins de l’anarchie dans laquelle les ateliers sont tombés, anarchie que nos autorités municipales doivent s’empresser de faire cesser au plus tôt, si elles ne veulent voir une partie des liens sociaux qui attachent l’homme à sa patrie, entièrement rompus ; ce qui, joint au malaise général de la fabrique, en amènerait infailliblement la ruine. Maintenant les ateliers sont déserts, dépourvus d’ouvrage, les bras sont disséminés. Un jour peut ranimer le commerce, notre industrie devenir prospère, c’est notre espoir, puisse-t-il n’être pas déçu. Peut-être ce jour est-il moins éloigné de nous que nous le pensons ; alors, les maîtres seront bien forcés d’adopter des élèves, s’ils ne veulent pas avoir le douloureux spectacle de voir [4.1]passer, les commandes qui nous seront destinées, à l’étranger. Que cet espoir soit éloigné ou prêt de se réaliser, nous ne devons pas perdre de vue les améliorations que l’organisation de notre fabrique semble réclamer impérieusement.

Afin d’atteindre plus sûrement le but proposé, ne serait-il pas convenable d’ouvrir un cours d’économie industrielle et morale à l’usage des ateliers. Ces cours spécialement destinés aux élèves de la fabrique, devraient être ouverts tous les dimanches. Ils formeraient le complément de l’instruction indispensable aujourd’hui au travailleur ; tous ceux que la fabrique intéresse puiseraient dans ces cours les instructions qu’ils ignorent, car nul ne peut se flatter de tout savoir ; dans les leçons de morale les maîtres pourraient y puiser l’art d’enseigner, et celui non moins difficile de commander et de se faire obéir. Les élèves rapporteraient de ces leçons quelques instructions utiles à leur état, et surtout la connaissance des devoirs qu’ils ont à remplir envers leur maître. Là ils apprendraient que celui qui les met en état de gagner honorablement leur vie est pour eux un second père, aussi respectable que le premier. Ce sont des institutions semblables que nos administrateurs doivent s’empresser d’établir ; le conseil des Prud’hommes à qui l’initiative de tout ce qui est utile à la fabrique appartient, doit méditer ces idées que nous ne faisons qu’ébaucher ici, en poursuivre le développement et en obtenir la réalisation.

F....t

Notes (DE L’APPRENTISSAGE. Nous ne voulons pas...)
1 L’auteur est très certainement ici Joachim Falconnet

 

 

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