Retour à l'accueil
29 mars 1835 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    

Affaire PERRICHON c. DUCHÊNE.

Nous avons annoncé dans le n. 8 du journal que le tribunal de commerce dans son audience du 9 février dernier avait confirmé le jugement rendu le 6 novembre précédent par le conseil des Prud’hommes, au profit de Duchêne, apprenti, contre Perrichon son maître. Voici le texte de ce jugement.

« Considérant que le conseil des Prud’hommes est demeuré juste appréciateur de l’indemnité réclamée par le sieur Perrichon, à raison de la non-exécution des conventions verbales passées entre lui et Duchêne puisqu’il n’a rendu son jugement qu’après avoir délégué un de ses membres pour prendre les renseignements nécessaires et connaître les motifs de la non-exécution.

« Considérant d’un autre côté que l’apprenti n’étant demeuré dans l’atelier du maître que pendant trois mois, l’indemnité accordée par le jugement du conseil des Prud’hommes est suffisante pour désintéresser le sieur Perrichon.

« Par ces motifs le tribunal ordonne l’exécution du jugement du 6 novembre etc., compense les dépens etc. »

Nous avons beaucoup de respect pour les tribunaux mais nous en avons encore plus pour la loi et plus encore pour la logique qui est à nos yeux la première des lois. D’ailleurs ce n’est pas manquer de respect aux juges que de les rappeler à la stricte observance de la loi, et de soumettre leurs jugements à l’analyse de la logique. Nous nous permettrons donc de dire que dans cette cause le tribunal de commerce a violé l’une et l’autre. Il ne suffit pas de le dire il faut le prouver, c’est ce que nous allons essayer : Nous disons que la loi a été violée et en effet voici ce que porte l’article 1152 du Code civil.

Lorsque la convention porte que celui qui manquera de l’exécuter paiera une certaine somme à titre de dommages-intérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte ni moindre.

Ce texte est, comme on le voit clair et précis ; or la convention entre Perrichon et Duchêne portait un dédit de trois cents francs c’était donc cette somme qu’il fallait allouer ni plus ni moins pour se conformer à la loi. Quels ont donc été les motifs du conseil des Prud’hommes et ensuite du tribunal de commerce pour la diminuer au profit de l’apprenti ? Le conseil des Prud’hommes n’en a point donné, nous devons le croire, car autrement le tribunal de commerce se serait servi de la formule consacrée adoptant les motifs des premiers juges. Nous ne pouvons donc soumettre à la critique que les considérans du tribunal de commerce, et c’est ici qu’il faut prouver qu’après avoir violé la loi, il a contrevenu aux règles de la logique.

Nous ferons une observation préliminaire. Ce n’est pas sans raison que le législateur a exigé que les juges fussent obligés de motiver leurs sentences, et il n’a pas sans doute pensé qu’on éluderait cette prescription par un [2.2]certain arrangement de mots qui paraissent des motifs et qui n’en sont pas, comme dans l’espèce.

Que dit le premier considérant ? que le conseil des prud’hommes est demeuré juste appréciateur de l’indemnité réclamée, puisqu’il n’a prononcé qu’après avoir ouï le prud’homme délégué. Nous concevons bien qu’un tribunal s’en rapporte à l’un de ses membres, mais alors il doit traduire dans son dispositif les motifs qui ont déterminé l’opinion du juge rapporteur ; il le doit puisqu’il se les rend propres ; ainsi dans l’espèce il ne suffit pas de faire entendre que le prud’homme rapporteur (M. Charnier) a été d’avis qu’une somme moindre que celle réclamée fût allouée au chef d’atelier, il faut encore dire pourquoi ce prud’homme a été de cet avis, car il fallait un motif pour écarter l’article 1152 qui était précis, formel, par exemple ; si le chef d’atelier avait des torts, nul doute que l’apprenti avait un motif légitime de rompre la convention, et le tribunal statuant sur les torts réciproques des parties pouvait alors modérer l’indemnité, mais encore une fois, il fallait un motif, ou la loi était violée, il fallait énoncer ce motif, ou la logique était violée. Nous ne voyons pas d’autre raisonnement plausible.

Quant au second considérant : le tribunal dit que la somme de 150 fr. est suffisante pour désintéresser le chef d’atelier. Mais qu’importe au tribunal, qu’elle soit ou non suffisante, était-ce là la question à juger. Était-il appelé à concilier les parties, à rédiger leurs conventions ? non, il était chargé de les juger et de faire exécuter la convention qui les liait. Il devait donc appliquer l’article 1152 du Code civil ou dire pourquoi il ne l’appliquait pas, et c’est ce qu’il n’a pas fait. Et voyons jusqu’où peut aller la conséquence de cet oubli. Le public toujours plus porté à croire le mal que le bien, ne pourra-t-il pas supposer que le chef d’atelier avait des torts à se reprocher, et une fois le champ des conjectures ouvert, qui peut dire où s’arrêtera la méchanceté ? Les bruits calomnieux ont de l’écho ; un homme estimable peut voir sa réputation compromise et tout cela parce que contrairement à la loi un tribunal aura négligé de faire connaître les motifs de sa décision.

En résumé, on n’échappera pas à ce dilemme : ou le chef d’atelier n’avait point de torts, et alors on a violé la loi en diminuant arbitrairement l’indemnité stipulée, ou ce chef d’atelier avait des torts, et on a violé la logique en ne les énonçant pas puisqu’ils servaient de motifs à la réduction de l’indemnité stipulée, et dans ce dernier cas on a encore violé la loi qui veut que les mots du jugement soient énoncés dans le dispositif.

Nous savons bien que le tribunal a été préoccupé de l’idée qu’une somme de 300 fr. était une indemnité trop forte pour la résiliation d’une convention d’apprentissage qui n’avait duré que trois mois. Cette objection ne prouve qu’une chose, c’est que le tribunal a eu tort de se préoccuper. Nous prouverons ailleurs que l’indemnité stipulée en cas de résiliation des conventions d’apprentissage n’est pas seulement la représentation du prix de la nourriture et du logement, mais le prix des soins et de l’instruction fournis par le maître à son élève. Le tribunal a encore été, peut-être préoccupé de l’idée que le conseil des prud’homme était compétent plus qu’aucun autre dans cette matière, et qu’il était convenable de s’en rapporter à lui. – Il y aurait eu dans ce cas courtoisie de sa part ; mais cette courtoisie n’est pas une excuse valable. Avant tout, la loi ; d’ailleurs, le tribunal devait examiner quels avaient été les motifs des premiers juges, et n’en trouvant pas, il devait juger lui-même en prenant la loi pour base, et d’après les faits de la cause.

Espérons qu’une autre fois, soit le conseil des prud’hommes, soit le tribunal de commerce, si de pareilles contestations se présentent se souviendront que leur premier devoir est d’obéir à la loi, et qu’un jugement n’obtient cette sanction, qui a fait dire aux légistes : Res judicata pro veritate habetur (la chose jugée est tenue pour vérité) qu’à la charge d’être la reproduction exacte d’un texte légal, et de porter avec lui l’évidence, en sorte qu’il témoigne par [3.1]lui-même de la justice qui a présidé à sa naissance. Les motifs d’un jugement pour nous servir d’une comparaison qui rend notre pensée, sont les témoins que l’ouvrier terrassier laisse pour qu’on puisse cuber ses travaux.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique