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12 avril 1835 - Numéro 15
 
 

 



 
 
    

SUR CES DEUX QUESTIONS.

[1.1]Le conseil des prud?hommes est-il compétent pour juger les industries qui ne sont pas représentées dans son sein ?

Les chefs d?atelier peuvent-ils prendre en contravention des personnes étrangères à leur industrie, comme occupant des apprentis sortis de chez eux sans livret ?

Quoique ces deux questions ne se lient pas nécessairement entr?elles, nous croyons devoir les traiter ensemble parce qu?elles ont plusieurs rapports.

La première question est celle de la compétence du conseil des prud?hommes à l?égard des personnes étrangères aux industries, qui sont représentées dans son sein, soit directement, soit par affinité de profession. Cette question nous paraît trop claire pour que nous jugions nécessaire de nous y appesantir. Le conseil des prud?hommes est un tribunal d?exception : il doit se renfermer dans le cercle de ses attributions telles qu?elles sont définies par le décret qui l?institue. Produit de l?élection, s?il en acquiert une force morale, il doit aussi en subir les conséquences, l?une d?elles est que l?élu ne représente que ceux qui l?ont nommé. Tout jugement qui sera rendu en dehors de ses limites sera nécessairement cassé en appel.

A l?égard de la seconde question, qui ne s?applique qu?aux contraventions contre des personnes étrangères aux industries, représentées au conseil, la solution ne nous paraît pas non plus douteuse ; il y a déjà long-temps que nous avons promis de la traiter :

Notre opinion était, alors comme aujourd?hui que le conseil des prud?hommes est incompétent à l?égard de ces personnes, et pour en convaincre les lecteurs, nous avons inséré dans le numéro 7 (2 nov. 1834) le jugement rendu après délibéré par le tribunal de commerce de Lyon, dans l?affaire Manlius c. Masson. Ce jugement est trop bien motivé pour avoir besoin d?aucuns commentaires.

Le conseil des prud?hommes paraît s?être écarté depuis la publication du jugement Masson, de sa précédente jurisprudence, et les incompétences proposées depuis ont été admises. C?est une amélioration à noter dont la presse peut revendiquer l?honneur.

Nous savons que quelques chefs d?atelier regardent comme un avantage le privilége que l?ancienne jurisprudence leur accordait de suivre leurs apprentis, en quelque lieu que ce fût, comme le créancier hypothécaire suit un immeuble en quelques mains qu?il passe ; mais nous augurons assez de leurs principes de justice et de liberté pour être convaincus qu?ils s?empresseront de renoncer à tout ce qui est contraire à ces deux bases fondamentales de l?émancipation des prolétaires, aussitôt que des voix consciencieuses et amies leur en auront fait connaître l?injustice. L?homme ne doit en aucun cas être assimilé à la chose. Ce serait établir un servage qui n?est plus dans nos m?urs ; l?esclave seul, et pour la honte de l?humanité, il en existe encore au 19me siècle de l?ère chrétienne, peut être revendiqué par son maître. Mais en France, non seulement il n?y a plus [1.2]d?esclaves ni de serfs, mais depuis 1789 aucune classe de citoyens ne peut prétendre à un privilége quelconque.

L?apprenti et sa caution, en cas d?inexécution du contrat d?apprentissage, sont passibles comme tous les autres citoyens qui enfreignent une convention quelconque, de dommages-intérêts, parce que le chef d?atelier ne doit en aucun cas souffrir du caprice de son élève, du changement de volonté de ses parens. Ces dommages-intérêts doivent être en proportion, non seulement de la perte qu?éprouve le chef d?atelier, mais du bénéfice qu?il manque de faire, parce que ce bénéfice est entré justement dans les prévisions du contrat d?apprentissage. Mais là s?arrête le droit du chef d?atelier ; tant pis pour lui s?il n?a pas assuré son paiement ; d?ailleurs doit-il compter pour rien un jugement qui, pendant trente ans, lui permet de saisir les facultés de son débiteur, s?il en acquiert. Mais comment, et à quel titre, vouloir obtenir un paiement immédiat d?un tiers totalement étranger à la convention, et qui, par la nature de son industrie, ne peut causer aucun préjudice au chef d?atelier victime de la mauvaise foi ou de l?inconstance de son apprenti ; qui ne peut retirer lui-même aucun bénéfice des connaissances industrielles de cet apprenti. Cela n?est nullement juste, et il nous semble qu?insister davantage, ce serait entreprendre une tâche puérile, car on ne cherche pas à prouver ce qui est évident.

Voudrait-on forcer un apprenti à continuer la profession qu?il a embrassée peut-être avec légèreté de sa part, peut-être contre son gré, et pour obéir à ses parens. Cette prétention serait étrange aujourd?hui ; elle serait un attentat à la liberté, et même au droit que tout homme apporte en venant au monde de vivre en travaillant.

Ici nous devons répondre à une objection qui nous a été faite. On nous a dit : l?apprenti qui, par un motif quelconque, ne veut pas commuer l?apprentissage, peut faire résilier sa convention par le conseil ; cette résiliation est inscrite sur son livret, et le chef d?atelier renvoyé à se pourvoir pour obtenir le paiement de l?indemnité ; cette marche bien simple prévient toute difficulté. L?apprenti qui ne l?emploie pas a tort, il commet un délit ; et celui, qui l?occupe sans qu?il ait rempli cette formalité, se rend son complice, et commet en même temps une contravention aux lois de police, qui exigent qu?aucun ouvrier ne soit employé, même comme man?uvre, sans être pourvu d?un livret.

Nous n?avons pas dénaturé l?objection. Eh bien ! en l?admettant (et elle nous paraît fondée), on avouera encore que la peine est trop forte, et nullement en rapport avec le délit. A une contravention de police, une amende, c?est juste, mais rien autre. Ainsi nous sommes d?avis que la personne qui recueille l?apprenti ou l?ouvrier d?une industrie quelconque, autre que la sienne, doit être condamné à une amende de police municipale. Quant à cet ouvrier ou apprenti, il devrait être condamné à une amende, plus encore, si on le jugeait convenable, à quelques jours de prison. Peut-être parviendrait-on [2.1]de cette manière plus facilement à la répression des abus dont se plaignent à ce sujet, avec tant de raison, les chefs d?atelier.

N?y aurait-il pas un autre moyen préférable de prévenir ces abus ? M. Falconnet l?a indiqué dans son article sur l?apprentissage (Voy. n. 11) ; ce serait d?attacher les apprentis par des récompenses publiques, les seules qui flattent et moralisent l?homme, à l?atelier où ils sont reçus, à leur début dans le monde. Faire considérer à l?apprenti l?atelier de son maître, comme une succursale de la maison paternelle, est une idée vraiment utile, et à la réalisation de laquelle le conseil des prud?hommes doit songer. Alors la question que nous venons de traiter sera devenue oiseuse ; nous y applaudirons de tout notre c?ur. Mais en attendant, nous croyons devoir persister dans la solution que nous lui avons donnée.

 

 

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