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12 avril 1835 - Numéro 15
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR.

J’ai promis dans la précédente lettre que vous avez eu la complaisance d’insérer dans votre dernier n°, de continuer l’examen critique du système de M. Derrion. Nullement habitué à écrire, vos lecteurs voudront bien excuser mon peu de méthode et quelques négligences de style. Ouvrier comme eux, je viens leur rendre compte de mes impressions, et si elles sont défavorables à l’entreprise de M. Derrion, ce n’est par aucun motif de haine personnelle ou de jalousie. En livrant à la publicité sa doctrine, M. Derrion s’est soumis aux chances de la discussion ; il n’a sans doute pas espéré ne trouver que des adhérens, et il ne pousse pas le fanatisme jusqu’à dire, avec Mahomet : crois ou meurs. Ce préliminaire posé, j’entre en matière.

Monsieur Derrion est marchand-fabricant, il n’a aucune connaissance du commerce de l’épicerie ; il doit en avoir de celui des soieries. Pourquoi fait-il une tentative de réforme sur un commerce auquel il est étranger, au lieu sur un commerce qu’il pratique. J’ai toujours entendu dire qu’il fallait joindre l’exemple au précepte. M. Derrion serait-il de ces apôtres qui disent confidentiellement à leurs ouailles : faites ce que nous vous disons et ne faites pas ce que nous faisons. Je serais tenté de le croire ; j’attends sa réponse à ce sujet.

En admettant que M. Derrion ait choisi le commerce de l’épicerie, comme le plus lucratif ou comme étant d’une conception plus facile et d’un usage plus habituel ; je lui demanderai s’il a bien calculé les fonds nécessaires pour entreprendre ce commerce et les chances de réussite. A cet égard, je ne parlerai pas d’après moi-même, mais d’après des personnes plus éclairées. Je me suis informé auprès d’un négociant en épiceries retiré des affaires depuis peu, de ce qu’il pensait du système de M. Derrion, voici ce qu’il m’a dit sinon dans les mêmes termes, du moins à peu près : « Il faut pour monter une boutique d’épiceries assortie et propre à desservir un grand nombre de pratiques, au moins 30,000 francs. – Pour vendre au détail et tenir des écritures régulières d’une pareille vente, il faut un personnel nombreux, et on ne saurait évaluer, à moins de 6,000 francs, les frais. – C’est ce qui explique la division du commerce d’épiceries en quelques maisons faisant le gros, quelques autres, en plus grand nombre faisant le mi-gros, et en un nombre infini de boutiques de détail. – Si toutes les boutiques de détail étaient absorbées par une seule, comme dans le système Derrion, ce serait l’arche de Noé ou la tour de Babel. – D’un autre côté, a-t-il ajouté, il n’y a pas d’épicier au détail qui n’associât le quartier qu’il exploite, à un quart de son bénéfice (comme le propose M. Derrion), si on lui fournissait les fonds à avancer pour les achats, et si on lui garantissait, soit la mévente soit les crédits. » – Il en concluait que dans le système de M. Derrion, il fallait supprimer le crédit cet agent de la civilisation, et que toutes les ventes fussent au comptant ; qu’autrement la maison ne pourrait pas se soutenir attendu qu’il arrive souvent que sur trois acheteurs l’un paye comptant, l’autre fort tard, le troisième jamais, ce qui nécessite de la part du marchand une hausse dans ses prix, hausse à laquelle il renoncerait de bon cœur si on voulait lui assurer la totalité de ses rentrées. – D’après ce, j’en ai conclu que le système de M. Derrion n’avait rien de bien merveilleux, et que malgré sa philanthropie dont je ne veux pas douter, M. Derrion conduisait mal les travailleurs qui ont foi en lui. Puissent ces simples observations les amener à réfléchir et à conserver leur argent pour des entreprises plus véritablement productives.

J’attendrai les réponses de M. Derrion aux objections que je viens de présenter, et je souhaite qu’il puisse me convaincre de la bonté de son système, car je n’ai aucun sentiment hostile. Je cherche la vérité et voila tout. S’il ne répond rien son système sera jugé.

J’ai l’honneur, etc.

GAUTHIER.

N. D. R. Nous accueillerons la réponse de M. Derrion, sauf à la faire suivre de nos propres réflexions.

 

 

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