Il est des abus qu’on ne saurait trop empreindre du stigmate de la publicité, surtout quand ils appartiennent à la catégorie de ceux qui portent un préjudice notoire à la classe dont nous nous sommes voués les défenseurs. Parmi le grand nombre que nous avons déjà signalés, il en est un contre lequel nous avons plus d’une fois élevé la voix, mais comme elle paraît n’avoir pas été entendue, il est de notre devoir de montrer autant de persévérance dans notre réclamation qu’on semble mettre d’obstination à la repousser. C’est pourquoi, en impétrant de nouveau, nous nous attacherons à convaincre et du dommage qu’un refus occasionne aux travailleurs, et de la justice de notre demande.
Nous avons intention de parler de la coutume où sont les négocians d’inscrire seulement en chiffres sur les livres le poids des matières reçues et données : coutume qui parfois, suivant les maisons qui en font usage, porte un préjudice notable aux chefs d’atelier. Journellement on nous présente des livres sur lesquels il existe bon nombre de ratures et des chiffres refaits ; qu’il y ait bonne ou mauvaise foi, c’est ce qu’il ne nous est pas permis de juger ; mais quand on sait le peu qu’il en coûterait aux négocians pour faire cesser un pareil état de choses n’est-il pas permis de se plaindre, même avec amertume, de la négligence qu’ils apportent à tenir leurs livres en règle pour obvier aux résultats souvent fâcheux qu’ils occasionnent.
A Dieu ne plaise que nous cherchions par-là à jeter un blâme sur toutes les maisons de fabrique où cette habitude est établie ; car il est à notre connaissance qu’un grand nombre ne saurait en abuser : mais comme en cas de contestation il est impossible de savoir si les chiffres refaits ou raturés l’ont été par cause d’erreur ou non il conviendrait, pour ôter toute idée défavorable, d’employer le moyen tout-à-fait péremptoire de l’écriture en toutes lettres. Par-là on éviterait souvent des altercations très fâcheuses entre les négocians et les chefs d’atelieri ; altercations dans lesquelles on conçoit aisément combien la susceptibilité du négociant souffre : aussi se terminent-elles presque toujours par la suspension du travail de l’ouvrier ; et celui-ci aigri par l’injustice qu’il croit éprouver, nourrit à tort ou à raison des pensées de haine contre celui qu’il considère comme son oppresseur.
Quoique le nombre des négocians qui font d’un semblable procédé une spéculation condamnable soit minime, il n’en est pas moins formel que le conseil des prud’hommes devrait prendre en considération, d’une manière toute [2.2]spéciale, et la demande que nous lui avons faite à cet égard, et les observations que nous allons lui adresser.
Il est des négocians, il faut le dire, qui trop probes pour tirer avantage d’une coutume qui ne saurait favoriser que la fraude, se sont empressés d’obtempérer aux vœux des chefs d’atelier, en inscrivant en toutes lettres sur les livres le poids des matières reçues et données, comme on est dans l’habitude de le faire pour le compte d’argent dans toutes les maisons de fabrique. Or, ne serait-il pas possible d’amener la généralité des négocians à employer la même franchise ; et n’y aurait-il pas un moyen des plus efficaces ? par exemple, que le conseil des prud’hommes, en cas de contestation entre les parties, ne reconnût comme valables que les livres sur lesquels les matières auraient été inscrites en toutes lettres, ceux où les marchandises données ou reçues porteraient la date de leur livraison sans lacune quelconque ; et qu’il regardât comme nulles toutes inscriptions interlignées et à dates subséquentes ou seulement portées en chiffres ? Par-là toute erreur deviendrait non-seulement impossible, mais encore lorsque les membres du conseil se trouveraient chargés de la vérification des livres par suite de discussions, leur tâche serait plus facile et plus sûre.
Si toutes les maisons de fabrique ont pris cette mesure par rapport au compte d’argent dans leur propre sûreté, pourquoi n’useraient-elles pas de réciprocité envers le chef d’atelier par rapport au compte des matières qui est la garantie de ce dernier ; pourquoi existerait-il une différence entre ces deux comptes ? Ce qu’il y a d’offensant pour le négociant dans cette comparaison, n’est-il pas provoqué par lui ? Aussi espérons qu’au lieu de s’en formaliser il se rendra à la demande si juste que nous lui faisons, et que nous ne verrons plus se renouveler devant le conseil des prud’hommes ces discussions scandaleuses où l’on peut suspecter la bonne foi de l’une des parties. Et si, ce que nous n’osons prévoir, cette manière d’écrire seulement en chiffres était encore continuée par quelques maisons de fabrique, il serait à désirer que les prud’hommes, usant de la même faculté qui prive de ses droits celui qui ne se soumet pas à la loi des livrets, privassent aussi de leurs mêmes droits (qu’on ne peut pas même consciencieusement établir), les fabricans qui montreraient de l’obstination à cet égard : ce qui serait de toute justice.
Que les prud’hommes chefs d’atelier, dans cette circonstance, fassent tous leurs efforts pour arriver au résultat de l’écriture en toutes lettres, au lieu de l’écriture en chiffres seule. Qu’ils n’oublient pas qu’ils sont, par leurs fonctions, dépositaires des intérêts de la classe qu’ils représentent, laquelle a droit d’attendre d’eux l’emploi de tous les moyens qui peuvent concourir à extirper de la fabrique les abus dont elle a chaque jour à déplorer les funestes conséquences. Il ne suffit pas d’être investi de la confiance des mandataires, il faut encore justifier leur choix par des œuvres qui puissent leur faire apprécier la part active qu’on prend à la défense de leurs droits. Nous sommes persuadés que tous partagent nos sentimens à l’égard de notre réclamation ; parce qu’il n’en est pas un qui ne sente et la justice de notre demande, et les devoirs attachés à leurs fonctions vis-à-vis des travailleurs.