VARIÉTÉS.
une exécution militaire.
(Deuxième et dernier article.)
Mon cher Pierre,
Un conscrit du village devant rejoindre ton régiment, c’est par lui que tu recevras ma lettre ; je l’ai aussi chargé de te remettre une petite bourse de soie, faite pour toi, et en cachette de mon père, car il gronde toujours parce que je t’aime ; il me dit que tu es inconstant et que tu ne reviendras pas. Mais tu reviendras, n’est-ce pas ? Mon cœur me le dit ; je crois même que si je ne devais plus te revoir, je t’aimerais toujours. Tu te rappelles nos promesses réciproques le jour où tu ramassas mon mouchoir à la fête d’Aremberg ; mais quand reviendras-tu ? Encore deux ans de service ; deux ans ! ce sont deux siècles ! adieu, Pierre, pense à ta pauvre Marie.
P. S. Tâche de m’envoyer quelque petit souvenir ; non que je puisse t’oublier un moment, mais afin que j’aie quelque chose de toi, que je puisse porter sur mon cœur. Embrasse ce que tu m’enverras, pour que l’empreinte de tes lèvres puisse être pressée par les miennes.
Malheureux post-scriptum !… Voilà la cause du crime : sans lui Pierre eût été pressé dans les bras de sa fiancée.
Le colonel, ayant terminé cette lecture, replia la lettre en silence, ses lèvres étaient pâles, et passant sa main sur son front, il écarta quelques mèches de cheveux rares et gris, usés par les lauriers d’Austerlitz et d’Iéna, pour cacher une larme qui se frayait un chemin sur ses joues. Il promena son regard du prisonnier à ses juges, comme pour retremper son stoïcisme, et à voix basse consulta les autres officiers, qui tous répondirent par des signes affirmatifs à ses questions. Se retournant alors vers l’accusé, il lui dit avec gravité :
Parlez ; qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Le jeune soldat fit quelques pas en avant et dit : Ce fut hier soir, après avoir reçu mon billet de logement, que Hofer me remit la lettre de Marie. Je ne pus dormir de la nuit, tant les souvenirs de mon pays ont de force sur mon cœur. Marie m’avait demandé un souvenir, et je n’avais pas d’argent ; je venais d’envoyer à ma vieille mère, dans la misère, le mois de solde que j’ai obtenu dernièrement. Ce matin, en ouvrant ma fenêtre, un mouchoir bleu a frappé mes regards ; il ressemblait à celui de Marie, celui qu’elle avait laissé tomber à la fête d’Aremberg. Sans penser à la faute que j’allais commettre, je fus assez faible pour le prendre ? le presser sur mes lèvres et le cacher dans mon sein.
J’étais à peine dans la rue que j’eus honte de mon action ; [4.1]j’allais rentrer dans la maison ; mais cette brave femme était à ma poursuite. Le mouchoir fut trouvé sur moi.
Voilà, mon colonel toute la vérité. Vos lois militaires me condamnent à mort ; la mort ne m’effraie point ; mais ne me méprisez pas, et accordez-moi une grâce : c’est de me laisser mourir sans me faire bander les yeux.
La fermeté de ses juges fut vaincue par la simplicité de sa demande ; mais pas une voix ne s’éleva en sa faveur, et il fut condamné à mort. La sentence lui fut à l’instant prononcée ; il l’entendit avec soumission et fermeté, et s’approcha de son capitaine auquel il demanda quatre fr. Cet officier les lui ayant donnés, il dit à la femme à qui appartenait le mouchoir : « Madame, voilà quatre francs. Je ne sais si votre mouchoir vaut davantage ; mais dans ce cas, vous voudrez bien m’excuser ; je ne possède plus rien !!! »
Il prit le mouchoir, le pressa sur ses lèvres, le présenta a son officier, et lui dit : « Mon capitaine, dans deux ans vous reverrez nos montagnes ; si vous passez à Aremberg, vous verrez ma mère, ma pauvre mère ; » et l’émotion altéra sa voix… « Si le chagrin ne l’a pas encore fait descendre au tombeau… votre cœur vous dictera ce que vous lui direz. » Le capitaine lui serra affectueusement la main. « Quand vous irez au village, poursuivit-il, demandez le chalet de Marie, on vous l’indiquera ; donnez-lui ce mouchoir, dites-lui qu’il appartient à Pierre ; mais qu’elle ignore à quel prix il l’acheta ! »
Pierre se retira en arrière et se mit à genoux. Sa prière dura quelques secondes ; son cœur était pur ; sa prière fut courte. Il se releva, et sans hésitation, s’avança au lieu du supplice.
Quel affreux moment ! quel agonie terrible ! Je m’étais identifié avec ce malheureux : il me semblait le connaître depuis des années, l’avoir vu dans son village, soutenant les pas chancelans de ses vieux parens, ou dansant avec Marie sur le gazon d’Aremberg, si maintenant j’allais le voir mourir, lui qui n’avait pas encore vécu, lui l’idole d’une jeune fille, l’unique soutien d’une vieille mère, qui peut-être en ce moment élevait ses mains décharnées vers le ciel pour le supplier de lui accorder assez de jours pour voir encore son fils, son cher fils, qu’elle avait élevé, sur lequel elle avait veillé tant de nuits ; ce fils qui allait être sacrifié de sang-froid pour une faute à moitié commise et deux fois rachetée par le repentir. Et tout cela pour le maintien de l’ordre, pour l’exemple, pour la société enfin… Marie, je la connais aussi ; je l’avais vue, j’aurais pu la reconnaître entre mille… Sa taille svelte, ses yeux d’azur fixés sur l’endroit où elle avait reçu le dernier adieu de son amant, ou souriant à l’idée du retour de celui dont le corps allait l’attendre dans la tombe.
La dernière scène du drame n’était point achevée : je voulus éviter l’horreur d’un tel spectacle, et je me cachai dans la partie la plus touffue de la forêt. J’y étais à peine quand j’entendis une décharge de mousqueterie.
Tout était fini !
Une heure après, je retournai à l’endroit fatal ; le régiment avait continué sa marche, tout était calme, calme de mort !… Dans un sentier, je vis quelques taches de sang ; plus loin, un petit monticule de terre fraîchement remuée. Avec deux branches je fis une croix grossière et la mis sur la tombe du soldat.
L. D. P.
(Traduit de l’anglais.)