Retour à l'accueil
17 mai 1835 - Numéro 35
 
 

 



 
 
    
VARIÉTÉS.

incendie d?une forêt dans l?amérique septentrionale

Détails racontés par un bûcheron.

Une nuit, dit-il, que nous étions profondément endormis dans notre chaumière, tout à coup, deux heures environ avant le jour, nous fûmes réveillés par le bruit que les chevaux faisaient en renâclant fortement, pareil au beuglement des troupeaux que nous avions dans les bois.

Je saisis aussitôt mon fusil et j?ouvris la porte pour voir quel animal de proie pouvait occasionner tout ce désordre, lorsque je fus frappé du vif éclat de lumière qui se réfléchissait sur tous les arbres qui étaient devant moi, aussi loin que les regards pouvaient s?étendre. Mes chevaux bondissaient dans toutes les directions, et les b?ufs et les vaches se mêlaient à eux, avec la queue hérissée perpendiculairement sur leur dos. En allant derrière la maison, j?entendis distinctement pétiller au loin les branches des arbres, et je vis les flammes s?avancer vers nous sur une ligne très étendue.

Rentrant précipitamment chez moi, je dis à ma femme de s?habiller ainsi que notre enfant, aussi vite que possible, [3.2]et de prendre le peu d?argent que nous avions, tandis que je m?occupais à attraper et à seller nos deux meilleurs chevaux. Tout cela fut fait en fort peu de temps ; car je sentais que chaque minute était précieuse.

Montant alors à cheval, nous nous éloignâmes en hâte. Ma femme, qui était une excellente cavalière, me suivit de toute la vitesse de son cheval. Je tenais dans mes bras ma fille, alors enfant. Dans ma fuite, jetant les yeux en arrière, je vis que la terrible flamme était tout près de nous, et s?était déjà emparée de notre maison. Par bonheur, je portais attaché à mon habit le cor avec lequel j?avais coutume d?appeler mes troupeaux. J?en sonnai fortement pour me faire suivre par eux, ainsi que par mes chiens. Les chevaux et les bêtes à corne me suivirent pendant quelque temps, mais avant qu?une heure se fût écoulée, ils se mirent à courir dans les bois de côté et d?autre, comme atteint de folie, et bientôt disparurent pour toujours. Mes chiens aussi, qui toujours avaient été extrêmement dociles, couraient après les daims, qui s?élançaient devant nous par troupes, comme s?ils pressentaient que la mort s?avançait.

A mesure que nous avancions, nous entendions les sons que nos voisins tiraient de leurs cors, et qui nous transmettaient l?annonce du danger commun. Convaincu cependant que bientôt les flammes nous atteindraient, je me rappelai qu?à quelques milles de là se trouvait un grand lac qui pourrait peut-être nous servir de remparts contre le feu. Nous nous y dirigeâmes au grand galop, sautant par-dessus des arbres tombés et des amas de bruyères, qui semblaient placés là tout exprès pour alimenter ces flammes terribles qui nous poursuivaient sur une surface immense.

Déjà nous sentions la chaleur, et nous tremblions à chaque instant de voir tomber nos chevaux. Un vent brûlant passait par-dessus nos têtes, et l?éclat de l?atmosphère faisait pâlir l?aurore qui s?avançait aux cieux. Le c?ur commençait à me manquer, et ma femme pâlissait ; les joues de notre pauvre enfant étaient tellement rouges par l?action du feu, que chaque fois qu?elle levait la tête pour nous regarder, nous sentions redoubler notre douleur et notre anxiété. Dix milles sont bien vite parcourus sur de bons chevaux, et cependant quand nous eûmes atteint les bords du lac, couverts de sueur et haletans de fatigue, nos forces et notre courage étaient épuisés. La chaleur de la fumée était insoutenable, et de grandes lames de feu venaient siffler au-dessus de nos têtes d?une façon qui ne se peut décrire. Cependant, ayant côtoyé le lac pendant quelque temps, nous gagnâmes le côté opposé au vent. Là nous quittâmes nos chevaux, que nous ne revîmes plus. Descendant alors dans le lac, nous nous étendîmes au milieu des roseaux, plongeâmes nos corps entiers dans l?eau, qui nous offrait la seule chance de salut.

Mais le feu s?avançait toujours, sifflant et grondant à travers les bois. Puissé-je ne jamais revoir un tel spectacle ! Au-dessus de nous se déroulaient, comme des vagues immenses, des nuages rouges portant le feu et la fumée. Nos corps jouissaient de la fraîcheur de l?eau ; mais nos têtes étaient brûlantes, et l?enfant, qui semblait alors comprendre le danger, pleurait à nous déchirer le c?ur.

Le jour s?écoulait, et nous commençâmes à sentir la faim. Beaucoup d?animaux sauvages vinrent plonger dans l?eau auprès de nous, et d?autres nageaient à travers le lac jusqu?au bord où nous nous trouvions, et restaient tranquilles à nos côtés. Quoique épuisé et anéanti, je tuai [4.1]un porc-épic d?un coup de fusil, et nous goûtâmes tous trois de sa chair.

La nuit se passa je ne sais comment. Des cendres brûlantes couvraient toute la terre, et les arbres nous apparaissaient comme d?immenses colonnes de feu, jusqu?à ce qu?ils tombassent en mugissant, l?un sur l?autre. Une fumée étouffante et infecte nous enveloppait ; les cendres brûlantes et les flammèches tombaient sur nous comme une pluie. Je ne saurais vraiment dire comment nous passâmes cette nuit, car ma tête était trop faible pour conserver des souvenirs.

Vers le matin, quoique la chaleur ne diminuât pas, la fumée devint moins épaisse, et de temps en temps parvenaient jusqu?à nous des bouffées d?un air plus frais. Lorsque le jour se montra, tout était calme, mais, une fumée noire remplissait encore les airs, et l?odeur était plus insupportable que jamais. Mais à mesure que la chaleur diminuait, nous sentions les effets de l?humidité, et nous fûmes bientôt pris d?un accès de frisson ; nous sortîmes alors de l?eau, et nous allâmes nous chauffer au tronc enflammé d?un gros arbre. Je ne savais ce que nous allions devenir. Ma femme pressait son enfant sur son sein en pleurant amèrement, la faim se fit de nouveau sentir, et plusieurs daims se tenant encore près de nous dans 1?eau jusqu?au cou, j?en tuai un. Une partie de sa chair fut bien vite rôtie, et après en avoir mangé, nous nous trouvâmes singulièrement fortifiés.

Pendant ce temps, le feu s?était rapidement éloigné, quoique la terre fut encore brûlante et qu?il fût dangereux de s?aventurer à travers les arbres enflammés. Enfin, après avoir encore laissé écouler quelques heures, nous nous remîmes en route. Prenant l?enfant dans mes bras, je dirigeai notre marche à travers les cendres fumantes, et ce ne fut qu?après deux jours et deux nuits de cette pénible route que nous parvînmes à gagner en sûreté une terre qui avait été à l?abri du feu.

M. audubon1,

Auteur d?un ouvrage sur les m?urs des oiseaux de l?Amérique septentrionale.

Notes (VARIÉTÉS.)
1 Il s?agit ici de l?ornithologue et naturaliste américain d?origine française John James Audubon (1785-1851) dont l?ouvrage Oiseaux d?Amérique  fut publié en français en 1831.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique