A Monsieur le Rédacteur de la Tribune Prolétaire.
Monsieur,
Dans une note insérée au numéro du 26 avril dernier, à la suite d’une lettre de M. Derrion, vous accolez de la façon la plus singulière des noms qui hurlent de se trouver ensemble… Permettez-moi donc d’arracher l’un de ces noms, je ne dirai pas de la mauvaise compagnie que vous lui faites hanter ; mais de la société hétérogène au milieu de laquelle vous l’avez lancé bien malgré lui, je vous le jure : et d’honneur il me serait difficile de voir ce que MM. Ch. Fourier, Saint Simon, Emile de Girardin et Mazel peuvent avoir à démêler ensemble.
Certes, Monsieur, si Charles Fourier a fourni quelques idées à M. Derrion et compagnie pour sa prétendue Réforme Commerciale, il ne méritait pas, pour ce léger service, le singulier honneur que vous lui avez fait et la légèreté inqualifiable avec laquelle vous traitez une doctrine qui a coûté à son illustre auteur trente ans d’études et de pénibles travaux.
Votre note, Monsieur, m’oblige en quelque sorte à vous confondre avec la masse des jugeurs, journalistes ou autres qui, forcés d’écrire ou de parler à la hâte, n’ont pas le temps ou la volonté d’étudier une doctrine, et croient cependant la terrasser avec quelques phrases banales, sans songer que ces attaques ne font que glisser sur la cuirasse d’airain de leur adversaire.
[3.1]Monsieur, pour ne pas rendre cette lettre trop longue, je ne m’arrêterai qu’à une accusation ainsi formulée dans votre note : « La doctrine St-Simonienne a fait faire un pas immense à l’économie sociale […]. La doctrine de Fourier a été loin d’un succès pareil […]. Tous ces systèmes, nous le disons, ont péché par la base, défaut de connaissance du cœur humain. » Défaut de connaissance du cœur humain !! Et c’est à Fourier aussi, Monsieur, que vous adressez un pareil reproche ! à Fourier !… Lui qui nous a donné une si belle analyse des passions, de leur emploi harmonique et intégral, de leur équilibre et de leur haute utilité sociale… Lui qui nous a donné la plus belle découverte qui ait jamais été faite : arriver à faire de la science sociale une science fixe et positive, donnant le calcul exact des destinées de l’humanité. Lui qui a résolu ce problème de la manière la plus péremptoire : harmonisation complète des intérêts moraux et matériels de l’individu et de la masse… Lui, dont les livres, à toutes les pages, offrent la possibilité facile et prochaine de la réalisation de ce principe donné par le Précurseur (1833), et suscité sans nul doute pour moi par la polémique de Fourier : « il faut intéresser tout le monde a faire le bien : c’est le plus haut point de perfection politique dans un temps de matérialisme comme le nôtre. » Lui qui a si bien démontré ce que la même feuille disait (4 juillet 1833) : La civilisation est une espèce de pillage particulièrement organisé, et qui a donné de si sûrs remèdes à tous les maux que cette infâme civilisation fait peser sur le pauvre et même sur le riche, car le riche, Monsieur, à part une plus ample satisfaction de ses besoins matériels souffre comme le pauvre et ne jouit que d’un bonheur relatif… Oui, il souffre, car il a ses maux à lui, car il exhale aussi ses plaintes arrachées par ses douleurs particulières ou communes. Tout cela n’a sûrement pas besoin de démonstration.
Vous dites encore : « Il est vrai qu’à l’exception de Victor Considérant, elle (la doctrine de Fourier) n’a eu que de bien faibles disciples et dont le premier tort a été de ne pas vouloir écrire comme tout le monde. » Le livre de Considérant offre la preuve d’un bien vigoureux talent, mais votre phrase, Monsieur, m’offre une autre preuve, c’est que vous n’avez pas étudié la doctrine de Ch. Fourier, et que vous n’avez pas lu ses ouvrages, car, à mon avis, de tous les disciples de cet immense génie c’est V. Considérant dont la verve incisive approche le plus des belles pages de Fourier : la citation n’est pas heureuse certainement. Et les J. Lechevalier, et les Just Muiron1, et les Abel Transon, et les Berbrugger et tant d’autres, sont ce là de bien faibles disciples ?… En vérité ; Monsieur, je me permettrai bien de vous demander si vous avez lu et médité les leçons sur l’art d’associer, les procédés industriels, les transactions sociales, religieuses et scientifiques, etc., etc.
Je ne dis rien, Monsieur, de cette phrase : « la ruche harmonique de Fourier n’a pas trouvé d’abeilles pour l’habiter. » D’une plaisanterie je sais ce qu’on doit faire ; j’en ris… si elle est spirituelle.
Je me tais aussi sur la supériorité que vous accordez à l’économie sociale des St-Simoniens ; car, pour vous faire toucher au doigt et à l’œil l’erreur involontaire où vous êtes tombé, il me faudrait feuilleter la collection du Phalanstère et celle des journaux les plus avancés avant et depuis la publication du journal de Fourier, établir des rapprochemens, citer des dates, suivre la marche et la lente transformation des idées sociales : c’est un travail que je me propose d’entreprendre aussitôt que je le pourrai et ne peux anticiper sur une tâche aussi difficile.
D’ailleurs je réponds à votre note trop à la hâte aussi ; dans un établissement public et privé de toutes sortes de renseignements. Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, si j’ai suivi en partie votre exemple.
Agréez, etc.
Nap. Aug. CLEMENT.
N. d. R. Notre impartialité et plus encore notre conviction des devoirs du journalisme, nous imposent l’obligation d’insérer la lettre de M. Clément. Nous l’accompagnerons de quelques courtes réflexions. Et d’abord nous dirons à M. Clément que le ton de son épître est inconvenant et prouve contre le système de Fourrier dont il se dit le disciple ; en effet, s’il faut en croire les Phalanstèriens, l’harmonie est la base de ce système ; plaisante harmonie qui pour amener à elle des convictions opposées n’a d’autre vocabulaire que celui de l’injure. Plaisans novateurs qui n’admettent aucune contradiction et ont pour tout argument le maître l’a dit. Nous ne confondons pas le système de Fourrier avec cette tentative qui n’a pas de nom, mise en avant par M. Derrion. Sur ce point nous sommes d’accord avec M. Clément. D’où vient donc la querelle ? M. Clément nous reproche d’avoir compris Fourrier dans le nombre des novateurs dont les systèmes pèchent par la base, c’est-à-dire, le défaut de connaissance du cœur humain. Ici la dissidence est complète. Oui, sans doute Fourrier a analysé les passions et nous admettons tout ce que ses disciples voudront à cet égard, quoique cette analyse puisse être regardée comme plus brillante que solide ; quoique surtout on puisse lui reprocher de n’avoir pas sondé tous les replis du cœur humain et d’être quelques fois niaise ; mais l’analyse faite, l’erreur de Fourrier a [3.2]été de croire qu’il était possible d’harmoniser les passions de manière à les faire converger vers un but rationnel. L’histoire était là pour lui donner le démenti le plus formel. Il se trouvera toujours des hommes, parce que cela est dans la nature humaine qui, comme César, préféreront être les premiers dans une bicoque que les seconds dans Rome, et lorsque deux de ces hommes se trouveront ensemble, il y aura lutte. Non, la science sociale pour employer les expressions de M. Clément sera jamais une science fixe et positive donnant le calcul exact des destinées de l’humanité, parce que les passions mauvaises innées dans, le cœur humain, viendront toujours renverser l’édifice laborieusement élevé par la philosophie. Non, il n’est pas donné à l’homme d’arriver à la perfection car, le jour où il serait parfait, il serait plus qu’un homme. La tâche de l’homme ici-bas est de progresser, mais la route du progrès est infinie ; disons avec André Chénier2 :
Espérer l’impossible est orgueil ou folie.
Nous savons combien ce système qui est le nôtre est loin de plaire aux hommes ardens, mais peu réfléchis. Sans doute les utopies sont accueillies avec plus de faveur. L’homme aime à se repaître de doux mensonges ; malheureusement il n’y a pas plus d’eldorado en morale qu’en géographie. – Nous ne pouvons dans une simple note nous étendre davantage et nous allons répondre à une dernière objection. Nous avons dit qu’à l’exception de Victor Considérant, M. Fourrier avait eu de bien faibles disciples. Libre à M. Clément de réclamer pour quelques autres, voire même pour lui ; mais il ne lui est pas permis de nous faire dire le contraire de ce que nous avons dit. Il résulte de sa réponse sur ce paragraphe, qu’il ne nous a pas compris. Nous l’engageons à mieux nous lire ; c’est par une lecture attentive que tout critique doit commencer. – En résumé, les ironies de M. Clément nous touchent peu et nous en donnons la preuve par l’insertion de sa lettre. Nous ne saurions trouver mauvais qu’il défende le système de Fourrier, mais il doit trouver bon que nous ne partagions pas ses sentimens : tolérance pour toutes les opinions, même pour les novateurs, c’est notre devise. Comment se fait-il quelle ne soit pas plus généralement suivie. Si nous nous sommes élevés contre la boutique d’épiceries de l’Indicateur, c’est seulement dans l’intérêt du progrès et pour signaler aux ouvriers qu’on leur faisait faire fausse route ; mais aussi conséquens avec nos principes, nous avons appelé la discussion, nous avons invité M. Derrion à répondre aux demandes précises de M. Gauthier. Nous lui avons offert nos colonnes afin que la réponse put être mise en regard de l’attaque (ce que les hommes à système se gardent bien d’admettre). En ne défendant pas son système, en reculant devant une polémique nécessaire dépouillée de toute emphase et réduite à de simples calculs, M. Derrion a déserté la question ; car toute question fondamentale d’un système nouveau est d’appeler la discussion pour que les hommes impartiaux prononcent. C’est par la parole et non par l’intrigue qu’il faut chercher à convaincre. Tant pis pour M. Derrion. Son silence a donné la mesure de ce qu’il pense lui-même de la bonté d’un système qu’il a grand soin de soustraire à la controverse.