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7 juin 1835 - Numéro 23 bis
 
 

 



 
 
    

FABRIQUE DE LYON.

[1.1]La crainte de compromettre, sans aucun avantage pour les ouvriers, le sort de cette feuille en soulevant des questions que l?on nomme irritantes, ce qui fait que ceux qui auraient le pouvoir de les résoudre se dispensent de les examiner, nous a engagé à cesser pendant quelque temps d?appeler l?attention publique sur l?état de la fabrique lyonnaise. Il nous semble que nos adversaires auraient dû avoir la pudeur d?imiter notre réserve, et puisque nous consentions à ne pas parler de la misère de la classe ouvrière, ne pas s?autoriser de notre silence pour la proclamer riche et heureuse. C?est cependant ce qui a lieu en ce moment, hâtons-nous de le dire, ce n?est pas dans Lyon qu?on a osé le publier. Là, trop des témoins existent, trop de voix auraient pu s?élever pour démentir l?impudent écrivain. C?est dans un département voisin, à quelques lieues seulement de Lyon, que la faconde anti-prolétaire s?est donné carrière, espérant peut-être que personne ne se lèverait au nom des ouvriers pour rétablir la vérité des faits. Nous allons citer textuellement :

Le Courrier de l?Isère1, du 23 mai, contient l?extrait suivant d?une lettre de Lyon : « Notre fabrique a des commissions à ne savoir où donner de la tête ; les affaires sont très actives depuis 15 jours ; aussi les ouvriers ont-ils obtenu, de la force des affaires, ce que jamais ils n?avaient même osé demander en novembre et en avril ; une forte augmentation de salaire ; ils sont tellement recherchés, que si un fabricant en recevant une pièce d?étoffe des mains de l?ouvrier, ne lui confie pas à l?instant un nouveau travail et parle d?un retard de demi-heure, l?ouvrier n?est plus à lui. Tous les métiers sont couverts et l?Amérique commet encore, tous les jours, sans pouvoir obtenir la moitié de ses demandes. La supériorité incontestable de la fabrication lyonnaise, leur fait regretter de n?avoir pas donné à Lyon, les commissions que la crainte de la guerre a fait donner en Allemagne ; mais ils s?en consolent en pensant que la production n?aurait pu être assez forte pour la consommation. »Le journal de Paris , du 28 mai, reproduit cet article. De là, il passera inaperçu dans les autres feuilles, et c?est ainsi qu?une opinion publique mensongère se forme et vient accabler plus tard, ne serait-ce que par son indifférence, les défenseurs du peuple.

On voit évidemment que la lettre du correspondant lyonnais n?émane pas d?un marchand-fabricant. En parlant des métiers, il dit couverts au lieu d?occupés. Cette expression prouve suffisamment que ce n?est pas un homme de la fabrique qui a écrit cette lettre. On s?en douterait d?ailleurs, à l?exagération, qui y règne, et qui serait par trop scandaleuse à Lyon, aussi nous devons dire pour être vrais, que le Courrier de Lyon n?a pas osé reproduire cet article de son confrère. Maintenant disons ce qu?il y a de réel et racontons en peu de mots l?état de la fabrique lyonnaise :

La fabrique de Lyon sans être surchargée de commissions a plus d?activité dans ce moment qu?elle n?en avait [1.2]depuis environ un an. Il y a donc travail, mais voilà tout. C?est beaucoup, diront quelques-uns, ce n?est pas assez, selon nous. Les façons n?ont pas augmenté à proportion du travail, ainsi que nous allons en donner la preuve. Or, ce n?est que la suffisance du salaire qui peut rendre les ouvriers heureux. Qu?on nous permette une comparaison bien triviale, mais qui par cela même rendra plus sensible notre pensée. De deux chevaux dont l?un, en échange d?un travail modéré sera bien nourri, et dont l?autre n?aura une chétive nourriture, qu?à condition d?un travail excessif lequel est le plus heureux ? La réponse n?est pas douteuse. Pourquoi ferait-on une différence dans la question qui nous occupe ?

Nous disons que les façons n?ont pas augmenté. En effet, les châles au ¼ ne sont en ce moment qu?à 55 c. le mille. Ils ont donc augmenté de 10 c. ; mais il ne faut pas oublier qu?ils étaient à 90 c. et qu?ils sont descendus à 45 c. ; il y a loin de 55 c. à 90 c. et encore ce dernier prix n?était-il pas le plus haut de cet article. Les courans pour robes n?ont obtenu qu?une augmentation de 15 c. par aune ; ils sont encore de 15 c ; au-dessous de ce qu?ils étaient en février 1834. L?Amérique a demandé des mouchoirs ; mais la durée des commissions est courte, et le bien-être des ouvriers en ce genre n?en sera guère amélioré. Les gilets de divers genres, les robes satin et gaze se montent en ce moment. Qu?en résultera-t-il ? Nous avons des données certaines à cet égard ; le prix qui avait baissé de 10 pour 0/0 remontera tel qu?il était et rien autre.

Ainsi comme on le voit, l?amélioration de la fabrique n?existe que dans l?imagination du rédacteur du Courrier de l?Isère. Il a été bien mal informé, si toutefois il n?a voulu sciemment tromper ses lecteurs.

En définitive et pour ne nous occuper que d?un seul article qui peut servir de base pour l?évaluation des autres, l?ouvrier de l?article châle ne gagne que 2 f. 45 c. par jour (la journée moyenne étant de 9 000), sur laquelle somme il est obligé de payer 40 c. au lanceur, il ne lui reste que 2 f. 05 c. ; aussi beaucoup de métiers sont-ils couverts non pas de matières pour travailler comme le pense le Courrier de l?Isère, mais de ce morceau de cuir qui indique l?absence totale d?ouvrage. Oui, beaucoup de métiers sont couverts, parce que à moins de trois francs par jour, un ouvrier ne peut pas vivre honorablement à Lyon, même lorsqu?il n?a point d?autres charges.

Il ne reste plus qu?à réfuter une allégation qui doit faire pitié aux personnes instruites de ce qui se passe en fabrique. Aussi un mot va suffire. Nous pouvons assurer le rédacteur du journal ministériel de l?Isère, que les ouvriers lyonnais sont trop honnêtes et trop bien élevés, pour ne pas accorder demi-heure aux négocians qui les emploient, lorsque ceux ci n?ont pas immédiatement de l?ouvrage à leur donner pour remplacer l?ouvrage fait. Ils les attendent non pas demi-heure, mais bien deux ou trois jours et même davantage, c?est ce qu?ils appellent le chômage, l?une des plaies de la fabrique.

Notes (FABRIQUE DE LYON Lyon . [1.1] La crainte de...)
1 Référence ici au Courrier de l?Isère. Journal constitutionnel de Grenoble, publié depuis 1819.

 

 

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