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7 juin 1835 - Numéro 38
 
 

 



 
 
    
VARIÉTÉS.

LA VENGEANCE D?UN NÈGRE.

ballade africaine.

I.

Un soir, le douzième de la lune, Antonio, le patron de la case du Repos, était assis au pied d?un vieux platane où soufflait le vent de la nuit. Autour de lui, ses joyeux enfans se disputaient un siège sur ses genoux, pendant qu?il leur prodiguait des caresses.

Or, vers le milieu du jour, il avait fait un serment de vengeance : il avait trouvé noyé, dans le grand puits du jardin, Fox, son chien favori, le compagnon fidèle de ses courses.

Diégo parut devant lui : Diégo, le plus ancien de ses nègres, haïssait depuis long-temps Fox, dont la dent cruelle lui avait plus d?une fois ensanglanté les mains.

« Pourquoi as-tu fait périr mon chien fidèle ?

? Maître, ce n?est pas Diégo.

? Ah ! tu joins le mensonge à la méchanceté ! va-t-en recevoir cent coups de fouet. »

Et on emmena Diégo. Et Antonio continua ses caresses à ses joyeux enfans qui se disputaient un siège sur ses genoux, aux blancs rayons de la lune, car la lune aimait Antonio, le patron de la case du Repos. Quant il était assis le soir sous le vieux platane où soufflait le vent de la nuit, elle glissait près de lui, et, tout en se jouant dans le fluide de ses yeux ou dans le brillant de ses boutons, elle illuminait les larges feuilles qui se balançaient au-dessus de sa tête.

[3.2]II.

Cependant Diégo oubliait son supplice : tandis qu?un sang noir jaillissait de ses reins déchirés, il souriait étrangement. Ses lèvres se contractaient avec amertume, ses dents étaient serrées, son ?il blanc brillait comme du feu sous sa paupière noire ; et pourtant il souriait, mais il y avait une arrière-pensée dans son sourire.

A quoi donc songeais-tu, Diégo ? au plaisir de t?être vengé cruellement des morsures d?un chien ? non ! car ce n?était pas toi qui l?avait fait périr ! ou bien aux flots limpides du Marigot, où, jeune et libre encore, tu allais tremper tes pieds ? ou encore au feuillage sacré du tabba qui ombragea ton berceau ?

Non ! Diégo ne songeait point à tout cela, mais il regardait Antonio caresser ses joyeux enfans aux rayons blancs de la lune. Or la lune aimait Antonio, le patron de la case du Repos. Quand il était assis le soir sous le vieux platane où soufflait le vent de la nuit, elle glissait près de lui, et, tout en se jouant dans le fluide de ses yeux ou dans le brillant de ses boutons, elle illuminait les larges feuilles qui se balançaient au-dessus de sa tête.

III.

Le lendemain, avant qu?Antonio fût allé s?asseoir sous le vieux platane où soufflait le vent de la nuit, Diégo s?approcha des enfans. Ils confiaient aux vagues des flottes de roseaux.

« Petits maîtres, qui de vous veut monter avec moi au haut de la case pour voir le grand serpent rouge qui vole avec des ailes noires ?

? Oh ! allons-y bien vite, Diégo? allons ! »

Et le curieux Pedro, et Maria la gentille, et le petit Juanito montèrent, en se hâtant, sur les pas du vieux nègre.

Or Diégo, prenant Maria dans ses bras, la regarda avec ce sourire étrange qu?il avait la veille, lorsque le sang jaillissait de ses reins déchirés.

Cependant Antonio, selon sa coutume, vient chercher ses enfans pour les conduire sous le platane et les y bercer sur ses genoux. Il touche au seuil de sa case ; trop tôt il s?étonne de leur absence, car Maria tout à coup a roulé broyée à ses pieds. Son regard épouvanté se lève? Il rencontre Pedro que la main du nègre tient suspendu en l?air ! A peine ses genoux tremblans ont-ils eu le temps de fléchir, que les membres déchirés de Pedro se sont mêlés à ceux de sa s?ur.

A toi, maintenant, le dernier des trois, gentil Juanito, dont l??il est si riant, dont le corps est si frêle ; l?affreux Diégo le lâchera-t-il aussi ?

Antonio se tord de douleur.

« Grâce? grâce !? Mais, Antonio, ta voix expire sur tes lèvres !? écoute? C?est un ricanement infernal que Diégo te jette pour adieu, car Juanito et lui se sont brisés ensemble aux panneaux sanglans de ta case.

Or, la lune aimait Antonio, le patron de la case du Repos, qui venait s?asseoir sous le platane où soufflait le vent de la nuit : mais en glissant ses rayons blancs sous les feuilles, elle ne se joua plus dans le fluide de ses yeux ou dans le brillant de ses boutons.

Emile-Ch. prou1.

Notes (VARIÉTÉS.)
1 Emile-Charles Prou dont les Nouvelles et chroniques furent publiées en 1836.

 

 

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