DES TIRELLES.
Jurisprudence fixe.
[1.1]Nous avons annoncé dans le n°16 du journal, que le conseil des prud’hommes s’était réuni le 11 avril dernier, pour statuer sur la question des tirelles ; qu’il avait été arrêté que ce supplément de déchet serait continué aux étoffes courantes ; mais que quant aux écharpes, colliers et mouchoirs une nouvelle enquête avait été ordonnée pour connaître la règle admise lorsque l’allocation de 15 grammes avait été substituée à la réception des tirelles tissues en bourre. La question à résoudre était ainsi posée : accordera-t-on la tirelle sur les mouchoirs, écharpes et colliers tramés soie cuite assouplie et gros noir dont le dévidage est à la charge du chef d’atelier ? Une commission fut d’abord nommée, et à la majorité de trois voix contre deux elle se décida pour la négative ; nous n’avons pu nous procurer ce rapport et par conséquent nous ne pouvons en apprécier les motifs ; s’il nous est communiqué, nous nous empresserons de le publier, parce qu’il est juste que toutes les opinions se produisent, que tous les intérêts soient débattus. En suite de ce rapport, et pour statuer définitivement, le conseil des prud’hommes s’est réuni dans la salle de ses délibérations, le 21 mai dernier. Dix-huit membres se sont trouvés présents et contrairement au rapport dont s’agit, la question des tirelles a été résolue en faveur des fabricans à une simple majorité de deux voix. Une condition a été stipulée et elle nous paraît juste. Il faudra que le chef soit tissu avec la soie fournie par le négociant. Nous donnons ci-après le procès-verbal authentique de cette importante délibération.
Maintenant quelques réflexions sur cette matière ne seront pas hors-d’œuvre. Établissons d’abord la justice de la tirelle.
La soie que les négocians livrent aux fabricans pour la confection des étoffes, n’est pas constamment uniforme ; quelques fils se trouvent plus gros que les autres, et si on les laissait, il en résulterait une disparité choquante. Le fabricant est donc obligé de tirer ces fils appelés costes en terme de fabrique, et c’est de cette action de tirer le fil de soie, qu’est venu le mot de tirelle. Le fini de la fabrication exige impérieusement cette opération. Ces fils réunis forment un déchet à ajouter à ceux résultans du dévidage et du cannetage. Comme le fabricant doit rendre la même quantité de soie qu’il a reçue, il a été nécessaire pour qu’il ne soit pas mal à propos constitué en solde de matières qu’il puisse porter en ligne de compte ces différens déchets. Celui provenant de la tirelle a été fixé à 15 grammes. Tant mieux pour le fabricant ; si le déchet est moindre, tant pis s’il est plus fort, sauf cependant, si la soie était de qualité excessivement inférieure ; en ce cas, il devrait se pourvoir devant les prud’hommes pour faire apprécier son état. Les anciens maîtres-gardes veillaient à la conservation des usages de la fabrique. Les prud’hommes qui les remplacent, sous plusieurs rapports, doivent donc hériter de cette sollicitude. Nous devons leur savoir gré de s’en être souvenus.
[1.2]Après les événemens de novembre, la fabrique lyonnaise entr’autres améliorations, obtint que les tirelles seraient uniformément allouées. Car, il faut le dire, l’usage était tombé en désuétude, et cette perte jointe à bien d’autres, telles que montage des métiers, laçage des cartons, etc., avaient contribué à amener la misère de la classe ouvrière, cause première de ces événemens. Le conseil des prud’hommes n’ayant pas suivi l’avis que nous lui donnâmes à cette époque, dans l’Écho de la Fabrique, remplacé aujourd’hui par la Tribune Prolétaire, d’établir une jurisprudence fixe, certains négocians plus soucieux de leurs intérêts que du bien-être de leur pays, ont voulu remettre en question ce qui avait été décidé au moins par un consentement tacite, espérant une réaction contre ce qu’ils appellent des concessions imprudentes. Le conseil des prud’hommes, par cette dernière décision, vient de rendre un immense service à la fabrique, qui allait être livrée de nouveau à des oscillations fâcheuses.
Nous n’avons plus qu’une observation à faire. Elle est capitale. Le conseil des prud’hommes pourra-t-il asssurer l’exécution de l’arrêté qu’il vient de prendre. Il nous semble qu’une lacune existe. Il serait facile de la remplir.
Puisqu’il est admis en principe que la tirelle est due, il ne doit pas être permis à un négociant de se soustraire à l’obligation de la donner. Toute convention qui l’en affranchirait, doit être réputée non écrite, et un blâme sévère, infligé à ceux qui, par des voies détournées, chercheraient à enfreindre cette disposition qui a aujourd’hui une sanction légale comme auparavant elle en avait une morale.
Que le conseil des prud’hommes ne s’arrête donc pas dans la voie de justice où il est entré. On lui disait qu’il n’avait pas le droit de statuer par voie réglementaire et que cela était défendu aux juges sous peine de forfaiture. Nous avons été traités d’hommes anarchiques pour avoir soutenu le contraire, pour avoir dit que puisqu’il n’existait pas de code ouvrier, c’était au conseil des prud’hommes à le formuler. Nous n’avons pas été compris sans doute, parce que nous n’avons pas eu le talent nécessaire pour convaincre nos adversaires ; aussi avons-nous été seuls de notre avis, le Censeur, lui-même, en a émis un contraire… Et voilà que le conseil des prud’hommes nous donne raison et proclame vraie notre théorie et la met en pratique. Ainsi tout vient à point à qui sait attendre, Nous avons sujet de nous en réjouir, puisque dans le triomphe de l’intérêt de la classe ouvrière, nous y trouvons la consécration de nos doctrines. Le conseil des prud’hommes en prenant une délibération, pour établir en règle générale que la tirelle est due, a fait ce que nous lui demandions, il a fait de la jurisprudence fixe ; rien n’empêche qu’il ne continue et statue ainsi par voie réglementaire sur toutes les questions de la fabrique. Le recueil de ses arrêtés livrés à la publicité par la voie du journal, formera le code ouvrier que la fabrique sollicite depuis si long-temps. L’avantage sera incalculable. En effet, l’absence de lois autorise beaucoup de gens à [2.1]ne suivre que les inspirations qui leur sont personnelles ; mais la loi promulguée, le nombre de ceux qui s’y soumettent est toujours beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui se révoltent contr’elle. Nous augurons assez bien des sentimens patriotiques et éclairés de la classe des négocians pour être convaincus que la grande majorité, quelque répugnance qu’elle puisse avoir, quelque préjudice que cela puisse lui causer, se soumettra aux décisions du conseil des prud’hommes, pourvu que ce tribunal sache les maintenir strictement ; car on le sent, il ne serait pas juste que la soumission de quelques-uns fût une occasion de bénéfice illicite pour quelques autres.