VARIÉTÉS.
l’ile-barbe.
(Deuxième et dernier article.)
L’Ile-Barbe n’est plus pour nous qu’un tableau pittoresque. Pourtant les fêtes de Pâques et de la Pentecôte qu’on y célèbre chaque année, peuvent nous donner une idée [3.2]de celles qu’on y faisait au moyen-âge. Celles de la Pentecôte surtout y attirent une grande affluence, à cause des beaux jours. Des danses, des jeux, des rafraîchissemens sont offerts à ceux qui débarquent sur l’île, tandis que les chemins qui bordent les deux rives de la Saône sont couverts de promeneurs et de curieux. Les dames, assises sur les quais des Augustins et de Saint-Benoît, forment une guirlande qui charmerait les yeux si ces quais mesquinement étroits n’offraient le spectacle d’un piedestal sans proportion et sans grâce, chargé de fleurs et d’ornemens précieux. Les fêtes de ces deux époques de Pâques et de la Pentecôte durent trois jours ; le premier, on n’y voit que la classe ouvrière de Lyon et les habitans des campagnes ; le deuxième est celui des fashionables du second ordre ; la société de salons s’est emparée du troisième, ou du moins elle y paraît peu les autres jours. Autrefois on y rencontrait à peine un petit nombre d’équipages ; mais depuis quelques années, les jeunes gens moins ambitieux ou moins économes que leurs pères, semblent avoir sacrifié à plus de luxe cette parcimonie ridicule qu’on ne reproche pas sans motif aux négocians de Lyon. D’élégantes voitures, de brillans attelages s’y font remarquer, et de nombreux cavaliers y font parade de quelques jolis chevaux. Un boulevard plus spacieux augmenterait la pompe de ces fêtes et les ferait ressembler à celles de Lonchamps à Paris. La Saône présente aussi, ces jours-là, un tableau tout-à-fait gracieux. Une foule de gondoles tendues d’étoffes bariolées effleurent en tous sens la surface des eaux, tandis que les jeunes gens qui les dirigent chantent des chœurs, ou exécutent des symphonies. Mais ces jours de plaisirs bruyans ne sauraient convenir à l’observateur, soit qu’il aille chercher à l’Ile-Barbe des débris de tombeaux romains ou d’architecture bizantine, soit qu’il vienne y livrer son ame à des méditations plus modernes, à des souvenirs de notre époque.
L’Ile-Barbe d’aujourd’hui est peuplée de jolies maisons de campagne qui ne sont habitées que pendant la belle saison. Des massifs d’arbustes recouvrent les ruines du monastère, et des jardins qui paraissaient assez bien ordonnés, s’étendent sur l’emplacement de l’église de Saint-Loup. Tous ces endroits, devenus propriétés particulières, sont fermés à la curiosité du public qui vient se promener sous les allées de marronniers qui ombragent le côté méridional. Cette partie est le théâtre des jeux, des danses aux jours de fête, le rendez-vous nocturne des amans, et fut plus d’une fois témoin de suicides inspirés par l’amour. On y voyait encore, il y a peu d’années, sur la partie qui est en regard de la rive droite de la Saône, un petit mausolée élevé sur la tombe d’une jeune fille qui s’y noya par suite de désespoir amoureux. Voici ce que m’a raconté à ce sujet un habitant de Saint-Rambert avec lequel je me trouvai à l’Ile-Barbe :
« Elle avait dix-huit ans, de l’esprit, une ame ardente et de la beauté. Son père qui avait acquis de la fortune, l’avait fait élever convenablement et songeait à la marier, lorsqu’un jeune homme qui n’était point originaire du pays la vit, l’aima et lui fit partager la passion qu’il avait conçue pour elle. Dès-lors leurs entrevues devinrent fréquentes, et des sermens dont l’avenir a prouvé la sincérité furent prêtés mutuellement. Le jeune homme dont les vues étaient légitimes, mais qui n’avait pour toute richesse qu’une profession peu relevée quoique honorable, n’hésita pas cependant à demander sa main. Sa proposition fut reçue comme celle d’un homme pauvre qui s’adresse à un parvenu : on le repoussa durement. Le père, dont l’orgueil était irrité de voir déçus des projets de mariage qu’il avait formés pour sa fille, lui retira son affection, et déclara hautement qu’il ne consentirait jamais à cette union.
Déshéritée de la tendresse de son père, exposée aux sarcasmes de sa famille, et pourtant n’ayant pas la force de briser des nœuds plus forts que tous les liens ensemble, cette infortunée ne vit que la mort pour mettre fin à ses maux. Après avoir consacré plusieurs jours à méditer sur ce moment terrible, elle donna rendez-vous à son amant dans le lieu le plus solitaire de l’Ile, renouvela ses sermens, déposa sur ses lèvres le dernier baiser de sa bouche virginale, et lui dit adieu !… Un bruit comme celui d’un fardeau pesant qui tombe dans l’eau se fit entendre… Elle n’était plus !
[4.1]On ne tarda pas à s’apercevoir de sa disparition. Des craintes qui bientôt se changèrent en remords pénétrèrent sinistrement dans l’ame de son père. Ses parens se mirent aussitôt à sa recherche, mais on ne put découvrir aucune trace, obtenir aucun renseignement. On forma mille conjectures et la plus odieuse de toutes fut celle qu’on adopta. Quoique, de tout ce qu’on pouvait imaginer sur le compte du jeune homme, la seule chose raisonnable était de penser qu’il avait fui avec sa maîtresse, on fut plus loin, on l’accusa d’en être l’assassin, et, comme la vengeance n’accueille rien avec autant d’empressement que ce qui semble la satisfaire le plus, on le fit arrêter. Ce malheureux se trouva ainsi exposé à perdre sur l’échafaud une vie qu’il eut donnée mille fois pour celle qu’on l’accusait d’avoir assassinée ; mais trois jours après un cadavre plana sur les flots… c’était celui de la jeune fille. Elle reparut à l’endroit même où elle s’était précipitée et l’on eût dit qu’elle venait témoigner de l’innocence de celui qu’on poursuivait si injustement. Un pêcheur la recueillit dans une barque et la déposa sur l’Ile. Sa main droite reposait sur son cœur et serrait avec force un petit coffret d’ébène qui se trouvait là sous les plis de sa robe. Un médaillon qui renfermait des cheveux et un billet écrit de sa main était tout ce qu’il contenait. Sur le papier on lisait ces mots à demi effacés : On ne peut vivre quand on souffre au cœur… Que deviendras-tu lorsque tu connaîtras mon sort !… Pauvre ami !… Adieu !… Je vais donc mourir !… Priez Dieu pour moi !…
Non loin du lieu où elle avait été déposée on creusa une tombe sur laquelle on ne sait quelle main fit élever un petit mausolée ; mais le clergé de la Restauration a fait disparaître ce monument, et peu de personnes pourraient vous dire qu’il a existé. »
Le soleil se couchait alors derrière la montagne de Saint-Cyr ; la soirée s’annonçait magnifique et j’entrai dans un bateau que la Saône entraîna mollement. Mes regards en s’éloignant parcouraient encore le sîte enchanteur que je venais de quitter ; mais le pont qu’on y a jeté depuis quelques années a détruit une partie du charme que le point de vue offrait de ce côté-là. Ce n’est plus l’Ile-Barbe pittoresquement isolée qu’on découvre ; l’œil se heurte contre un amas de pierres qui la masque, qui la dépare ; tant les ouvrages des hommes sont peu en harmonie avec ceux de la nature ! Livré à mille réflexions, je contemplai tour-à-tour les rians paysages des deux rives, la romanesque tour de la Belle-Allemande qui fut autrefois une dépendance de l’Ile-Barbe et qui porta aussi le nom de Tour-Barbare, les bois de la Roche-Cardon, et le sommet du Mont-d’Or. Puis je reportai, comme pour lui dire adieu, ma pensée vers cette île où de grands souvenirs vivront long-temps.
(lyon vu de fourvière.)