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27 juin 1835 - Numéro 41
 
 

 



 
 
    

S’appliquer à la réforme des abus est louable ; mais en faire connaître la cause ne laisse pas d’avoir son mérite, en ce que l’on peut en saper l’édifice avec plus de sûreté en le prenant par sa base. Tel est le but de cet article dans lequel nous nous proposons de démontrer que trois incidens contribuent essentiellement à la formation des abus dans la fabrique. D’abord l’indolence, en ce qu’elle ne s’affecte de rien ; la timidité, qui redoute la moindre conséquence ; enfin l’égoïsme, qui sacrifie à son intérêt particulier le bien-être public.

L’indolence a cela de condamnable, qu’elle rend l’homme qui en est atteint incapable de rien ressentir, soit en bien, soit en mal, et c’est en quoi elle diffère de l’indifférence qui parfois éprouve de l’inquiétude ou de la satisfaction. L’indolent n’apprécie rien, n’analyse rien, ne tire partie de rien ; il se berce mollement dans son apathie et contribue souvent par son peu d’énergie à la naissance des abus qui plus tard peuvent porter à son industrie un préjudice immense. Pour nous rendre plus intelligible, nous allons nous servir d’un exemple : supposons qu’un négociant ait l’intention de dénaturer tel ou tel usage, ou d’en substituer un qui lui soit plus avantageux tout en devenant défavorable aux chefs d’atelier ; il choisira de préférence pour essai de son entreprise celui de ses ouvriers en qui il aura remarqué le plus d’insouciance. En effet, l’indolent peut bien être surpris de la nouveauté du fait sur le moment même où il s’en aperçoit, il peut bien susciter en lui-même une courte réflexion ; mais semblable à une fumée qu’une brise dissipe, sa considération s’évapore au même moment qu’elle a été faite, et il se trouve le premier qui ait ouvert la porte à cet abus qui par la suite peut devenir funeste à la classe des travailleurs.

Il est un autre incident qui ne contribue pas moins à la formation des abus que l’indolence ; c’est la timidité. La première n’agit pas en ce que rien ne saurait l’émouvoir ; [1.2]la seconde, au contraire, entrevoit le mal, sonde même la plaie ; analyse les tristes conséquences de cette infraction, mais n’a pas assez de force de caractère pour s’opposer sagement et prendre l’initiative de la discussion. L’homme timide craindrait d’être considéré comme exigeant, s’il réclamait ses droits ; il voit le piége, mais il craint de l’éviter. Sa conduite ne laisse pas de l’affecter ; il se reproche même son trop de faiblesse, mais il ne peut maîtriser sa crainte, et quoique à regret et tout en étant convaincu qu’il se porte préjudice à lui-même et à ses confrères, il souscrit aux conditions qui lui sont imposées et sert par-là de matériaux à l’édifice qui s’élève chaque jour.

Mais ce qui active le plus la marche des abus dans notre fabrique, est sans contredit l’égoïsme qui s’est emparé de toutes les classes ; car c’est lui qui les fait naître, c’est la cupidité qui les soutient, c’est l’intérêt qui les propage. Nous disons d’abord que l’égoïsme sert de voie par où s’infiltre les abus, et pour s’en convaincre, il suffit de décrire ce que c’est qu’un abus sous le rapport de la fabrique : c’est une entreprise injuste sur les droits d’une autre de laquelle l’on convoite un bénéfice. Il est donc évident que l’égoïsme est surtout le principe et la fin des abus. Il en est le principe, parce que sans cet espoir de thésauriser, l’on ne se lancerait pas dans la carrière ; il en est la fin en ce qu’il sert pleinement notre attente en nous faisant jouir d’un avantage illicite.

Nous avons dit en second lieu que la cupidité soutenait les abus ; en effet, combien de fois n’arrive-t-il pas que des chefs d’atelier, sans s’inquiéter de la perte qu’ils pourront occasioner dans la fabrique, consentent à supporter la conséquence d’un empiétement nouveau sur leurs droits, parce qu’ils sont anciens dans une maison, parce que parfois il leur est accordé tel ou tel avantage, et qu’ils calculent que ce qu’ils perdent d’un côté ils sont à même de le récupérer de l’autre ! C’est donc à leur cupidité qu’ils sacrifient et les intérêts de leurs frères et l’avenir de notre industrie. Aussi les envisageons-nous comme doublement coupables ceux-là, en ce que leur avarice non-seulement s’aide à détruire la bonne harmonie qui existe et les usages établis depuis des siècles, mais encore soutient l’égoïsme [2.1]de ceux qui essayent de s’éloigner de la route tracée, pour augmenter plus rapidement leur fortune.

Enfin en troisième lieu, l’intérêt est un des plus actifs propagateurs des abus. Pour donner la solution de notre assertion, nous emprunterons encore un exemple pris dans les usages de la fabrique : quelques négocians ont commencé à ne vouloir donner pour déchet que le 3 pour 0/0, afin d’augmenter leur bénéfice ; qu’est-il arrivé ? cet appât de gain, au mépris de la décision du conseil des prud’hommes qui blâme une pareille conduitei ; cet appât de gain, disons-nous, a fait insensiblement multiplier cette nouvelle coutume, et jaloux de participer à ce surcroît de bénéfice, bon nombre de fabriques se sont hâtées d’adopter ce mode de règlement de compte.

Ainsi, chefs d’atelier, défaites-vous de cette indolence, de cette timidité et parfois même de cet égoïsme, qui vous font sacrifier une à une toutes vos prérogatives. A Dieu ne plaise que nous cherchions à vous susciter des voies de rigueur ! Loin de nous une semblable pensée ; et nos intentions vous sont trop connues pour que vous puissiez songer que tel est notre désir. Mais que par la persuasion, que par une résistance constante et sage, nous arrivions graduellement à l’extirpation des abus, fléaux de notre industrie ; et nous aurons l’avantage de savourer les fruits dus à nos efforts pacifiques sans avoir encouru de blâme.

 

 

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