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12 juillet 1835 - Numéro 28
 
 

 



 
 
    

LES MACHINES A VAPEUR.

Les Anglais et les Français se sont toujours disputé l’honneur de compter parmi eux l’inventeur des machines à vapeur ; les premiers attribuent cette idée à Newcomey1, et les seconds à Papin. Il est résulté de cette discussion que si Papin avait eu la priorité, Newcomey pouvait aussi réclamer une partie, de l’invention. Il suffisait, en effet, que les idées du siècle fussent tournées vers ces recherches, pour que dans chaque contrée les savans parcourussent la même série de découvertes, chacun de leur côté. Le phosphore ne fut-il pas trouvé par trois chimistes différents ?

L’histoire des machines à vapeur n’est qu’une série d’inventions et de perfectionnemens qui font toutes le plus grand honneur à ceux qui les appliquèrent. Les trois principales découvertes sont : 1° Celle de la force expansive de l’eau lorsqu’elle passe à l’état de vapeur ; 2° l’idée d’appliquer cette force considérable à l’exécution du travail, et la construction d’une machine d’après ce principe ; 3° le perfectionnement des machines incomplètes, et très restreintes dans leurs applications, qui furent d’abord construites, perfectionnement qui rendit en peu de temps de si grands services à l’industrie et à la navigation.

La première découverte de la force expansive de la vapeur ne remonte pas à moins d’un siècle avant l’ère chrétienne ; elle est mentionnée dans les ouvrages d’Héron d’Alexandrie 2; la machine de Papin remonte à 1695, et ce fut en 1769 que l’écossais James Watt, auquel la reconnaissance des Anglais éleva un monument dans Wesminster, fit faire le plus grand pas aux machines, et imagina les systèmes qui servent de base aux constructeurs actuels.

L’application de la vapeur à la navigation fut une idée toute française, et ce fut en 1775 que M. Périer3 fit les premiers essais de bateau à vapeur ; en 1781, le marquis de Jouffroy établit sur la Saône le second bateau à vapeur, qui portait deux machines distinctes et n’avait pas moins de 46 mètres de long et 4,50 de large. Ce ne fut que dix ans plus tard que les Anglais s’emparèrent de cette idée et l’exploitèrent. Le premier bateau en activité fut, après celui de Lyon, le bateau la Comète, qui naviguait sur la Clyde en 1812 ; en 1813, il y en eut un second qui allait de Yarmouth à Norwich, Dès-lors ce qui avait eu lieu pour les machines fixes se reproduisit pour les bateaux, et les Anglais nous eurent bientôt dépassés dans l’exécution. Depuis, leur supériorité s’est maintenue, et bien que nous construisions [1.2]nous-mêmes la grande majorité de nos machines, nous restons leurs tributaires pour une grande partie de celles qui réclament une grande précision de mouvement et une grande perfection d’exécution. On peut se faire une idée des nombreux perfectionnemens que subissent les machines à vapeur depuis les premières qui furent employées à l’épuisement des eaux en 1769 jusqu’à celles qui remplissent actuellement le même but, par ce fait, consigné dans le Quaterly Mining Review. Les premières élevaient 5,000,000 livres d’eau à un pied par boisseau de houille (mesure anglaise), tandis que la machine construite en 1828 dans le comté de Cornouailles, à Wheal-Toway, en élevait 85,000,000, c’est-à-dire que l’on a tiré d’un boisseau de houille le travail qui en exigeait d’abord dix-sept. Ce progrès n’a pas eu lieu tout d’un coup, mais il est résulté des efforts réunis des théoriciens et des praticiens, et il a puissamment contribué au grand accroissement industriel qui marque l’époque de son développement.

La création des chemins de fer fut le signal d’une nouvelle application de la vapeur. Les machines locomotives semblent même sur le point de sortir des voies en fer, et s’établir sur les routes ordinaires. Néanmoins, il est présumables que les expériences qui ont été faites à ce sujet quelque concluante qu’elles aient paru au premier abord, ne pourront passer d’ici à quelque temps à des applications réelles. En effet, bien que ces expériences aient généralement réussi, le problème mécanique ne peut pas être regardé comme résolu, pas plus que la question économique. L’emploi de la vapeur n’est avantageux sur les chemins de fer que parce que la machine se trouve, pendant tout le trajet, dans les mêmes conditions de résistance et de force à développer.

S’il en était ainsi sur nos routes, la question se trouverait réduite à déterminer le prix de revient des transports sur les routes ordinaires, étant donné le prix de revient sur les chemins de fer où la résistance est dix fois moindre ; cette détermination serait donc des plus simples. Mais sur une route, dans un trajet de dix, vingt ou trente lieues, le frottement, qui sur un chemin de fer, n’est que de 1/240, sera tantôt de 1/30, tantôt de l/20, quelquefois même il ira jusqu’à 1/10, et la résistance croîtra dans cette proportion.

Or, il faut que la machine déploie une force capable de vaincre la résistance maximum, toutes les fois qu’elle se présentera, et les expériences n’ont été faites que sur des fractions de routes planes, en très bon état.

En outre, une machine, pour se conserver long-temps, ne doit fonctionner que dans des conditions de résistance peu variables, et avec des mouvemens lents ; celles que l’on emploie sur les chemins de fer remplissent la première de ces conditions, et pourtant elles se détériorent avec rapidité, parce qu’elles ne remplissent pas la seconde. Que sera-ce donc pour celles que l’on mettra en activité sur les routes ordinaires, et que l’on soumettra à des variations continuelles de résistance ? Celles que l’on a construites ne pourraient certainement pas suffire à un pareil service.

[2.1]On voit donc que l’intérêt du capital des machines doit entrer pour une part très forte dans la question de l’évaluation des prix de transport, que les frais de traction seraient en outre plus élevés que sur les chemins de fer, dans une proportion plus considérable que l’augmentation moyenne du frottement.

On peut donc en conclure que ce n’est qu’après de nouveaux perfectionnemens de la machine à vapeur que l’on peut espérer de la voir employer sur les routes ordinaires en concurrence avec les chevaux.

Ces améliorations des machines à vapeur, ces nouvelles applications que l’on entrevoit dans l’avenir, sont souvent vues de mauvais œil, parce que, dit-on, elles doivent être préjudiciables à d’autres industries, et déplacer beaucoup d’existences. Sans doute l’application des moteurs à un grand nombre d’industries en a chassé beaucoup de bras, en faut-il conclure que ces applications, qui ont tourné à l’avantage du consommateur, n’étaient pas un bien ? Un chemin de fer blesse toujours un grand nombre d’intérêts, des voituriers, des aubergistes ; doit-on pour cela reculer devant l’établissement des chemins de fer ? Prenons un autre exemple : Les forges des Pyrénées sont entretenues par une mine de fer très mal exploitée ; mais le fait même de cette mauvaise exploitation résulte de ce qu’elle occupe un trop grand nombre de bras.

Or, ces forges, qui occupent quinze ou seize cents ouvriers, sont dans une position très précaire ; une diminution dans les frais d’exploitation, et par suite dans le prix de revient du minerai, pourrait leur être d’un grand secours.

Faudra-t-il que, dans cette occasion, l’intérêt de seize cents ouvriers qui emploient le minerai soit sacrifié à celui de deux cents qui l’exploitent ? Cet exemple résume la position des parties intéressées dans les plus grandes questions relatives à l’application des moteurs aux métiers, aux transports, etc. De la perte qui affecte très sensiblement quelques milliers d’ouvriers producteurs, résulte un profit beaucoup moins sensible, parce qu’ils est réparti entre tous les citoyens consommateurs.

La proportion des uns aux autres est telle qu’il ne peut subsister le moindre doute ; mais, d’un autre côté, ces milliers d’individus qui sont en quelques années privés de leur état et de leurs moyens d’existence, n’ont-ils pas le droit de réclamer qu’on leur tende la main pour les aider à soutenir le coup, et le progrès doit-il être, dans notre organisation sociale, tellement incomplet qu’il ne puisse exister sans écraser dans sa marche un si grand nombre de travailleurs ?

Les perturbations causées par le développement des machines se lient à celles qui résultent du déplacement des centres de production dans certaines industries ; mais il serait beaucoup plus facile d’y porter remède, et même de les prévenir. Quel sont, en effet, les états qui sont frappés par l’emploi des moteurs ? Ce sont des voituriers, dont l’industrie n’exige pas un grand développement intellectuel, ce sont des terrassiers, ce sont des ouvriers qui exécutaient des travaux purement manuels. Il en résultera que ces hommes seront obligés de se diriger vers des industries plus compliquées, où l’être intellectuel sera pour quelque chose, et que les travaux qui n’exigent que des manœuvres cesseront de constituer des états. Ces hommes, dont le travail profitait peu au pays, viendront à doubler sa richesse industrielle lorsqu’ils auront pris une autre direction. C’est, au reste, une nouvelle occasion où le gouvernement peut avoir à jouer un rôle de prévoyance dans le mouvement industriel ; ce serait le cas d’examiner si, au milieu des déplacemens continuels qui résultent de cette lutte ouverte entre les hommes et les machines, le développement des travaux publics et la création de grands ateliers ne pourraient pas donner asile à ceux qui se trouvent subitement privés de leurs moyens d’existence, et faciliter ainsi les transitions d’un état à un autre.

Notes (LES MACHINES A VAPEUR. Les Anglais et les...)
1 Mention ici des premières machines à vapeurs de Thomas Newcomen (1664-1729) et de Denis Papin (1647-1714).
2 Référence probable à l’éolipyle du mathématicien et ingénieur grec Héron d’Alexandrie (Ier siècle après J.-C).
3 Référence aux premières tentatives de bateau à vapeur du marquis de Jouffroy d’Abbans (1751-1832) et de Jacques-Constantin Périer (1742-1818).

 

 

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