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15 août 1835 - Numéro 1
 
 

 



 
 
    
PROJET DE LOI CONTRE LA PRESSE

[1.2]L’horrible attentat du 28 juillet1 dernier a été pour le ministère l’occasion d’un attentat non moins grave contre la liberté de la presse. Trois projets de loi ont été présentés à la chambre des députés. Le premier sur les crimes, délits et contraventions de la presse et des autres moyens de publication ; le second sur la rectification des art. 341, 345 et 347 du code d’instruction criminelle et de l’art. 20 du code pénal ; le troisième sur les cours d’assises.

La presse indépendante s’est réunie pour flétrir ces projets de loi qui ont été justement comparés aux ordonnances liberticides dont les ministres de Charles X subissent la peine on ne sait plus, en vérité pourquoi. On raconte même qu’un député fort bonhomme disait à M. Persil le lendemain de la présentation de ces lois : « Je viens de lire la loi de M. Peyronnet, je l’aime mieux que la votre, elle est plus claire. » Comme on le pense, M. Persil a du être embarrassé en recevant ce compliment.

Nous n’examinerons dans le présent numéro que le projet de loi sur la presse. Nos réflexions seront courtes et précises.

Par l’article premier le délit d’offense envers la personne du roi, déjà prévu par la loi de 1819, est érigé en attentat à la sûreté de l’état. Le but est de soustraire la connaissance de ce délit au jury, et de l’attribuer à la cour des pairs ; mais dépend-il du législateur de changer la signification des mots, et par une qualification nouvelle d’échapper au texte de la charte2 qui exige l’intervention du jury dans toutes les affaires de presse. A ce crime nouveau une pénalité absurde est attachée : le délinquant sera puni de la détention et d’une amende de 10 à 50,000 fr. La détention est une peine infamante, elle est précédée de l’exposition publique et du carcan ; mais l’on aura beau faire, le pouvoir ne pourra jamais rendre infâme les écrivains qui auront le courage de se déclarer dissidens. Une amende de 10 à 50,000 fr. n’est pas l’indemnité due à la société par un membre coupable, mais bien une confiscation, quoiqu’on dise ; or la confiscation a été abolie par la charte.

L’art. 2 est un modèle de niaiserie. Il punit d’un emprisonnement de 6 mois à 5 ans, d’une amende de 500 à 10,000 fr. et de l’interdiction des droits civiques pendant toute la durée de la peine augmentée d'un temps égal quiconque aura tenté de tourner en dérision la personne ou l’autorité du roi. On a déjà assez fait remarquer qu’il y avait là une faute de langage assez grave : on ne tente pas de tourner en dérision, mais on tourne en dérision oui ou non. Plut à Dieu que l’on ne put accuser les ministres de ne pas savoir la grammaire.

Il est défendu par l’art. 3 de faire intervenir directement ou indirectement par voie d’allusion le nom du roi dans la discussion des actes du gouvernement. Cette contravention est punie d’un mois à un an de prison, de 500 à 5000 fr. d’amende. L’absurdité de cet article a choqué même le Journal des Débats3. Le [2.1]ministre qui a présenté la loi serait lui-même coupable, car dans l’exposé des motifs il a dit : nous venons au nom du roi, etc. Le Messager4 fait observer avec raison que si cet article était adopté, il en résulterait une mort civile morale contre le roi, puisqu’on ne pourrait plus parler de lui ni en bien ni en mal. Que dire d’ailleurs de ce crime d’allusion inventé par le gouvernement du 7 août, il ira rejoindre celui de tendance que la restauration avait trouvé.

Toute attaque contre le principe ou la forme du gouvernement du roi, toute provocation directe ou indirecte à les changer est qualifiée dans l’art. 4 d’attentat à la sûreté de l’état, et celui qui s’en rendra coupable devra être puni de détention et d’une amende de 10 à 50,000 fr. Nous ferons la même observation que sur l’article premier ; mais nous ajouterons que pour être au moins juste, la loi devrait dire ce qu’elle entend par le principe du gouvernement. Est-ce la souveraineté du peuple, est-ce la légitimité ou la quasi-légitimité ? Louis-Philippe règne-t-il quoique bourbon, ainsi que le prétend M. Dupin, ou parce que il est de la race bourbonniène, ainisi que l’affirme M. Guizot. Le principe de la légitimité ne peut évidemment subsister en présence de la souveraineté du peuple, et si l’on nie ce dernier, comment s’entendre ? En effet, le principe de légitimité repose sur la tête du fils de Caroline, et il nous est bien permis en ce moment de l’attaquer ; mais si celui que ses partisans nomment Henri V venait à mourir, nous serait-il également permis de blasphémer contre la légitimité. Louis-Philippe prétendrait-il substituer à son titre de roi élu celui de roi légitime. Vraiment on s’y perd ; qu’est-ce qu’un principe qui peut changer d’un instant à un autre.

C’est toujours en quelque sorte de plus fort en plus fort ; viennent les art. 5 et 6 qui punissent toujours de peines énormes ceux qui feront publiquement acte d’adhésion à une autre forme de gouvernement en s’appelant républicains, légitimistes, etc., en attribuant des droits au trône à un autre qu’à Louis-Philippe  ou à ses déscendans. Cela empêchera-t-il qu’il y ait des républicains, des légitimistes ? Certainement non. Seulement il faudra recommencer la comédie des quinze ans. En vérité, nous ne devons pas des conseil à nos ennemis, mais nous pouvons bien leur assurer que lorsque la démocratie ne s’appellera plus la république, elle sera bien plus redoutable. Il l’ont bien senti les écrivains du Réformateur lorsqu’ils ont imprimé : votre loi ne nous atteindra pas, nous ne nous occuperons que de doctrines sociales. Cet agent de change M. M… qui disait publiquement à la bourse depuis les projets de loi : ma charge vaut cent mille francs de moins, a senti comme le Réformateur la conséquence immédiate de cette prohibition nouvelle, et M. Garnier-Pagès l’a exprimé énergiquement dans l’un des bureaux de la chambre, en disant : « Vous nous empêcherez de nous dire républicains ; eh bien ! nous dirons que vous êtes riches et que nous sommes pauvres : que gagnerez-vous à ce nouveau mode de discussion ? »

L’art. 7 montre toute la haine doctrinaire contre la presse : en cas de récidive contre la même personne ou le même journal dans le cours d’une année la peine devra être élevée jusqu’au quadruple, s’il sagit de la presse périodique, ainsi une amende de DEUX CENT MILLE FRANCS pourrait être prononcée. –En conscience, on ne peut discuter de pareils articles, c’est au Charivari, à Figaro et au Corsaire à en faire justice.

Jusqu’à ce jour les corréligionnaires d’un journal s’étaient empressés de venir à son secours par des souscriptions, c’est à M. Broglie lui-même, que l’idée première en est due ainsi que cela résulte d’une lettre qui vient d’être publiée adressées par lui à M. Chevalier, éditeur de la bibliothèque historique condamné sous la restauration, pour prétendu délit de presse 5; l’article 8 interdit d’ouvrir ou d’annoncer publiquement des souscriptions. L’infraction à cette défense sera punie correctionnellement d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de 500 à 5000 francs. Encore une violation de la charte qui veut que les délits de la presse soient jugés par le jury. On appelle contravention ce [2.2]qu’on ne peut ériger en attentat, et sous ce prétexte on veut livrer les écrivains aux juges correctionnels.

L’article 9, interdit sous les mêmes peines de publier, soit avant soit après les arrêts, les noms des jurés et de rendre compte de leurs délibérations intérieures. Nous serons justes : les journaux qui s’étaient permis de signaler les jurés qui avaient prononcé des verdicts de condamnation, avaient commis un grave abus et bien irrationnel. Nous pensons nous, qu’il est juste que chacun réponde de ses œuvres, et nous aurions désiré que les comptes rendus des audiences commençassent toujours par la composition de la cour et du jury, mais nous aurions voulu cela comme mesure générale de rédaction sans distinction de condamnation ou d’acquittement et sans injures ni menaces.

Le titre 2, traite des gérans et dans les quatre articles dont il se compose le ridicule se joint à l’odieux. On veut astreindre le gérant à signer en minute chaque numéro du journal. Il a été reconnu que cela est impossible. Comment des ministres qui ont presque tous été journalistes ont ils pu proposer une mesure semblable ? Nous ne dirons rien de l’article 11, qui moyennant le remboursement des frais, astreint le gérant à insérer tous les renseignemens ou rectifications qui lui seront adressés par le gouvernement sur les faits insérés dans son journal ; seulement la pénalité est absurde, car elle n’est pas en proportion avec la contravention.

L’article 12, mérite à lui seul une flétrissure éclatante. En cas de poursuites judiciaires, le gérant est tenu sous peine d’un mois à un an de prison et de 1000 à 5000 d’amende, de dénoncer l’auteur de l’article incriminé. Ici le projet de loi est pris en état flagrant d’immoralité ! Il faudra qu’un gérant se fasse délateur ? Oh ! Monsieur Persil ; c’est trop fort.

Si le ministère avait voulu une loi juste, et atteindre certainement les auteurs, il n’avait qu’à supprimer les gérans ou mieux les assimiler aux imprimeurs, et ordonner qu’à l’avenir tous les articles d’un journal seraient signés par leurs auteurs, et que le rédacteur en chef serait responsable des articles dont la contexture ne permet pas qu’ils soient signés, comme nouvelles etc. ! Toute la presse libérale aurait applaudi à cette disposition. Alors nous connaîtrions les écrivains des journaux ministériels, et ceux qui vivent de plagiat. On se souvient même que long-temps les écrivains patriotes ont eu l’usage de signer leurs articles. Ils y ont renoncé lorsqu’ils ont vu par l’exemple de la Tribune, qu’il n’enlevaient rien par cette conduite noble et franche à la responsabilité des gérans. Il y a plus ; une discussion s’est élevée à ce sujet, entre eux et les journaux ministériels. Ces derniers ont blâmé cette prétention, disaient-ils, de se montrer en spectacle. Ils ont soutenu qu’un écrivain ne devait pas parler en son nom, mais en celui du journal. Une polémique a eu lieu à Lyon même, entre le Précurseur et le Courrier. Il est donc souverainement injuste d’exiger des uns ce qu’on n’exige pas des autres ; la loi doit être une.

Le gérant condamné ne pourra plus signer le journal pendant tout le temps de la durée de sa peine. Cela est monstrueux. Jamais on ne s’était ainsi joué de la propriété, jamais on n’avait osé porter d’aussi odieuses entraves à la liberté de la presse, pour qui et par qui a été faite la révolution de juillet, et cependant c’est par elle que sont arrivés au pouvoir, les Thiers, les Persil, etc. qui veulent aujourd’hui l’assassiner.

Les titres 3 et 4, rétablissent la censure, l’un pour les dessins, caricatures, etc., l’autre pour les théâtre. La Charte avait dit que jamais la censure ne serait rétablie.

Le titre 5 et dernier, de cet infâme projet de loi, traite  de la poursuite et du jugement. Le ministère public ne sera plus astreint à passer par la filière de l’instruction judiciaires ; il pourra citer directement et ab irato, devant les cours d’assises. Le prévenu ne pourra plus faire défaut, la cour, sera maîtresse de lui accorder ou de lui refuser un délai, et si elle le refuse elle jugera sans assistance de jury, sans défense, et le jugement sera réputé contradictoire. Le pourvoi en cassation ne sera plus admis sur les arrêts incidens, on ne pourra se pourvoir contre eux qu’en même temps qu’on se [3.1]pourvoira contre l’arrêt sur le fond. Une cour d’assises extraordinaires sera formée par ordonnance motivée du président, si celle ordinaire est terminée et qu’il ne doive pas s’en ouvrir d’autre à une époque rapprochées.

Nous avons oublié de dire que par la classification de certains délits de presse dans la série des attentats à la sûreté de l’état, le ministère aura le droit d’étendre aux journalistes les douceurs de l’arrestation préventive, moyen assez commode de désorganiser un journal, de ruiner une entreprise et de s’assurer l’exécution d’une condamnation judiciaire exhorbitante. Il paraît qu’on regrette de n’avoir pas arrêté préventivement M. Cabet  ; à l’avenir si cette loi passe on ne se fera pas faute de s’assurer de la personne des écrivains. Nous avons encore omis de dire que par une prévoyance draconienne, le dernier paragraphe de l’article 7 du titre 1., dispose que les peines ne se cumuleront pas et seront toutes intégralement subies ; décidément la presse est mise hors la loi. On lui refuse ce qui est accordé sans difficulté aux voleurs, aux assassins. Elle est donc bien coupable. Ce ne serait pas au gouvernement qui est issu d’elle, à le dire.

Notes (PROJET DE LOI CONTRE LA PRESSE)
1 Le 28 juillet 1835, le républicain corse, Giuseppe Fieschi, fait exploser une bombe au passage du cortège royal, en vue d’assassiner le roi Louis-Philippe 1er. Louis-Philippe n’est que légèrement blessé, mais on compte 18 morts, dont le grand chancelier de la Légion d'honneur, le Maréchal Adolphe Edouard Casimir Joseph Mortier. Cet attentat annonce la loi de septembre 1835, que Thiers va faire voter, et qui réprimera les délits de presse ainsi que tout ce qui peut être assimilé à de la propagande anticonstitutionnelle.
2 Il s’agit, comme évoqué pour les précédents numéros, de la Charte de 1830, qui abolissait la censure en donnant à tous français « le droit de publier et de faire imprimer ses opinions en se conformant aux lois ».
3 Le journal des Débats en effet, était réputé pour être plus prompt à exprimer les idées politiques des ultras que celles des libéraux.
4 Il s’agit du journal Le Messager des Chambres (1830 - 1852).
5 Il y’a sans doute ici une légère erreur : s’il s’agit bien de Michel Chevalier, il avait été condamné à un an de prison, non pas sous la Restauration, mais sous la Monarchie de Juillet, en 1832, lorsque la doctrine Saint-Simonienne fut déclarée « contraire à l’ordre publique ». Voir L’Echo de la Fabrique, n°22 de l’année 1833. En effet, éditeur du Globe, il fut condamné, comme il est dit ici, pour « délit de presse », c’est à dire pour avoir publié dans Le Globe, des articles du Père Enfantin, mais aussi pour son « association illicite » (art. 291 du Code pénal) au Saint-Simonisme.

 

 

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