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1 septembre 1835 - Numéro 2
 
 

 



 
 
    

REFORME JUDICIAIRE.

[1.1]Si nous n'avions consulté que nos forces nous n'aurions pas osé aborder un sujet tel que celui de la réforme judiciaire ; mais convaincus qu'aucune réforme sociale ne saurait être tentée avec succès qu'après celle judiciaire, parce qu'elle est la base de toutes les autres, nous n'avons pas hésité, espérant qu'on nous saurait au moins gré de notre zèle, et que la faiblesse de nos moyens serait par là excusée. Nous sommes loin aussi d'ignorer combien nous pouvons soulever contre nous de haines d'autant plus profondes, que l'intérêt privé en sera la source. Qu'importe : vitam impendere vero doit être la devise de tout écrivain qui n'a en vue que le progrès de l'humanité.

Nous disons que la réforme judiciaire est la base de toutes les autres : il est facile de le concevoir. C'est dans le sein du barreau que se trouvent, sinon les orateurs, du moins les plus habiles discoureurs. Mais on l'a vu ; liés par intérêt de caste aux autres classes privilégiées, ces tribuns faiblissent bien souvent, et la liberté les appèle en vain dans les moments décisifs. L'un d'eux, et des plus éminentsi, a menacé le pouvoir de reprendre sa robe de dessous, mais le pouvoir n'en a guère été effrayé, parce que sous cette robe de dessous, il apercevait le frae bourgeois. Comment, en effet, demander une haine vigoureuse des priviléges à ceux qui vivent et s'honorent de l'exploitation d'un privilége. L'aristocratie judiciaire peut bien être ennemie de l'aristocratie nobiliaire et jalouser l'aristocratie financière ; mais il y a loin de cette haîne, de cette jalousie à la sympathie prolétaire. Celui qui le dit et ne le pense pas trompe ; celui qui le dit et le pense s'abuse lui-même. Mirabeau aussi fut un ardent promoteur de la révolution française, mais sa colère assouvie, il redevint ce qu'il était, aristocrate. Pouvait-il en être autrement ? Voudrait-on un exemple plus récent ; le procès d'avril va nous le fournir. Ce procès était impossible tel que l'avaient conçu les accusés ; il a cessé de l'être, parce que, dans la crainte que l'exemple devint contagieux, plus d'un défenseur a fait taire sa conscience de républicain pour n'écouter que celle d'avocat ; eh ! soyons justes ; n'a-t-il pas dû paraître bien étrange aux hommes du barreau que des accusés répudiassent leur ministère sous des prétextes que la restauration n'avait pas connu.

Nous n'accusons personne, et si nous sommes entrés dans ce détail préliminaire, ce n'a été que pour montrer l'importance de la thèse que nous voulons soutenir.

La réforme judiciaire n'est possible qu'avec l'abolition complète de tous les priviléges du barreau ; nous ne sommes pas les seuls qui ayons traité cette question.

Le National disait le 2 avril 1835 :
« Lorsque l'on reconstruisit l'édifice monarchique, on rétablit naturellement le régime des corporations qui lui servent de support, et la magistrature ainsi que le barreau retrouvèrent une existence privilégiée incompatible avec les m?urs de la république et la liberté des citoyens. »

A la méme époque le Messager s'exprimait ainsi :
« Le barreau, trop séduit par les avantages du monopole, n'a pas assez protesté contre le décret de 1810. Il y aurait plus de [1.2]dignité à revendiquer l?indépendance de la profession, même avec les inconvénients d'une concurrence plus large. Le barreau devrait arborer la liberté des professions, comme le commerce arbore la liberté des échanges. » (V. numéro 91 1er avril 1835.)

On n?a eu garde d?écouter ces conseils, et cependant les accusés d?avril, en se constituant prisonniers, avaient espéré une résistance morale bien autre ; ils n'avaient certes nullement cru d'être réduits à une lutte physique dégradante, et dans laquelle ils devaient succomber.

Nous en avons assez dit sur ce sujet pour les personnes neutres et de bonne foi ; quant aux autres, ou elles ne nous comprendraient pas, ou mieux, elles feindraient de ne pas nous comprendre. Le plus sot des discoureurs serait sans doute celui qui voudrait convaincre un grand-vicaire que les curés suffisent aux paroisses.

En résumé, le privilége des avocats, des avoués, des notaires, ne peut pas plus soutenir l'examen philosophique que celui des agents de change, des courtiers de commerce, etc. La république française l'avait aboli, l'empire l'a rétabli ; s?il ne l?eût pas fait, c?eût été le premier ouvrage de la restauration. Aussi nous croyons peu au républicanisme des hommes du privilége, et quant à ceux qui ont donné des gages tels, qu'il faut y croire, on leur doit une reconnaissance plus grande qu'à tous les autres citoyens, car ils se sacrifient eux-mêmes.

Il est donc bien entendu selon nous que la réforme judiciaire devra commencer par l'abolition des priviléges du barreau ; ce n?est qu'alors et seulement alors qu'il sera possible d'améliorer.

Déjà le Réformateur a abordé la question vitale de la réforme judiciaire. Comme nous, il en a senti l?importance et l?a proclamée la base de toutes les réformes ; mais faute d'avoir examiné la question de haut et sous le point de vue posé ici, il s'est trompé dans le choix du moyen pour y parvenir, continuant en cela l'erreur de la plupart des hommes politiques actuels qui ne savent pas voir que c'est dans les choses plus encore que dans les hommes que se trouve la cause du malaise de la société. Le Réformateur, à l?exemple de ces hommes que nous sommes bien obligés de blâmer, quoique nous sympathisions en général avec eux, a trop espéré des citoyens pris individuellement ; il a oublié la large part que le législateur doit faire aux passions mauvaises de l'humanité, tout en leur donnant un frein salutaire. Il propose un jury bénévole de conciliation, devant lequel tous les débats seraient portés et terminés sans frais par la voie d'un arbîtrage désintéressé et consciencieux. C'est là, à notre avis, une utopie qui n'a pas même le mérite de la nouveautéii. Les hommes ont besoin d'être contraints [2.1]par la loi ; mais la loi doit être sage et faite dans l'intérêt de tous. Ne nous forgeons donc pas un monde idéal pour avoir le plaisir de le regenter. Acceptons la société telle qu'elle est? Améliorer et non détruire, voilà notre systême ; mais supprimer des abus, ce n?est pas détruire. Voyons si la réforme judiciaire pourrait s'opérer d'une manière simple et rationnelle, en laissant les hommes tels qu'ils sont. La machine la moins compliquée est la meilleure.

On est unanimement d?accord que la justice est un devoir de la société envers ses membres. Ce principe admis, faisons lui produire toutes ses conséquences. La société, être de raison, ne pouvant pas exercer elle-même son action, est obligée de la déléguer à divers agents, mais ces agents n'ont un pouvoir réel; ne sont en quelque sorte sacrés; qu'autant qu'ils agissent pour et au nom de la société, et que l'intérêt particulier s'efface. Ainsi tout ce qui est d'intérêt général dans la société, doit être une fonction. Il y a loin, ne serait-ce que sous le rapport de la moralité, d?une fonction à une industrie. Arrivés à ce terme, nous demanderons si l?exercice de la justice doit être une fonction ou une industrie ? La réponse n?est pas douteuse : Non, la justice n?est pas un métier : c?est une fonction, la plus honorable de toutes. Continuons :

Il existe deux sortes de justices, l?une criminelle, l?autre civile. Le pouvoir exécutif garde pour lui l?exécution de la première. Il a délégué celui de la seconde à des agens privilégiés qui doivent vivre de son produit, et dès-lors en la livrant à la spéculation privée, en faisant un monopole, non seulement il l?a soumise aux ergoties de la chicane, mais il l?a fait décheoir du haut rang qui lui est assigné. Nous proposons de changer cet état de choses et de revenir à un plus normal. Si la justice civile et la justice criminelle sont s?urs : si toutes deux sont un devoir de la société envers ses membres, pourquoi distinguer entr?elles, aucune raison plausible ne saurait être alléguée. Celui qui vole six francs commet un délit ; celui qui contracte une dette et ne l?acquitte pas, le pouvant, n?en commet-il point ? La répression pour tous deux doit être égale, instantanée et poursuivie au nom de la société protectrice de l?honneur, de la vie, de la fortune des citoyens. Ainsi dans notre système, les huissiers seraient assimilés aux receveurs de l?enregistrement, les notaires aux conservateurs des hypothèques. Ils seraient classés les uns et les autres, par arrondissements, et rétribués soit par un traitement fixe, soit par des remises. Comme les receveurs de l?enregistrement et les conservateurs des hypothèques, les huissiers et les notaires auraient leurs bureaux ouverts au public à des heures fixes, et percevraient pour le compte du gouvernement le coût des actes qu?ils feraient : rien ne serait changé du reste, seulement, la vérification et l?inspection seraient rendues plus sévères. Il faudrait, il est vrai, supprimer les lois antimoniques, les commentaires des jurisconsultes qui obscurcissent bien souvent le texte, les débats plus longs qu?instructifs, et surtout ces nullités, ces délais abusifs dont il serait difficile de se rendre raison, et qui ont fait dire à J.-B. Selves qu?il ne savait pas si le code de procédure avait été inventé pour les procureurs, ou si les procureurs avaient été inventés pour lui. La procédure devra être simple, telle à-peu-près que devant les justices-de-paix et les tribunaux de commerce : les parties devront toujours être présentes, ou en cas d?impossibilité constatée se faire représenter par un fondé de pouvoir.

Quelque grave et profond que soit le changement que nous demandons, faire administrer la justice civile à l?instar de la justice criminelle, il n?aurait rien de bien étonnant et entrerait facilement dans les m?urs s?il était prescrit par les lois. Il existe déjà en germe, mais ce germe a besoin d?être développé.

Une comparaison doit nous être permise :

La société, instituée pour protéger les citoyens, ne saurait accomplir sa mission si, en échange de cette protection, les citoyens ne lui payaient un tribut. Ce tribut est appelé impôt. Avant la révolution, le recouvrement de l?impôt était livré à des agents connus sous le nom de fermiers généraux. La révolution a changé cet état de choses aux applaudissements de toute la [2.2]France. Les régies des contributions directes et indirectes ne remplacent-elles pas avec avantage la corporation des fermiers généraux ? Est-ce qu?une régie judiciaire, remplaçant la corporation des avoués, n?obtiendrait pas le même succès ? Est-ce que le recouvrement de la justice, pour nous servir d'une expression qui rend notre pensée, n'est pas aussi important que le recouvrement des impôts ? Est-ce que la société ne doit pas faire l?un et l?autre en son nom, et par ses agents ? Indépendamment de la moralité qui résulterait de ce nouveau mode, le gouvernement gagnerait des sommes immenses, qu?il pourrait employer à alléger le poids d?autres impôts plus onéreux. Sans doute les traitants judiciaires se plaindraient comme les traitants de l?ancien régime lorsqu'on supprima les fermiers généraux. Si on n?écouta pas les uns pourquoi écouterait-on les autres ? D?ailleurs la création d?une régie nécessitant des employés, la plupart des titulaires actuels pourraient trouver place ; on indemniserait les autres.

Ce plan nous a séduit par sa simplicité. Nous le soumettons avec confiance à tous les hommes partisans sincères des améliorations sociales, au gouvernement lui-même.

Il est temps de faire cesser cette immoralité consacrée par la loi, et qui consiste à spéculer dans son propre intérêt, sur le malheur de ses concitoyens. Cette spéculation est infâme ; elle doit disparaître dans l?état de rénovation sociale dont l?humanité est en travail.

Sans doute ce sujet aurait mérité de plus grands développemens ; mais pressés par la crainte des lois liberticides qui se préparent, nous avons dû nous hâter et livrer au public le fruit encore informe de nos méditations ; car bientôt une main de plomb pésera sur la presse et empêchera toute circulation d?idées généreuses, et républicainesiii 1 jusqu?à ce que?La liberté de la presse  ne périra qu?avec la civilisation. Que les destins s?accomplissent !

Notes (REFORME JUDICIAIRE. [1.1] Si nous n'avions...)
1 Marius Chastaing fait ici référence à son tout premier écrit, Appel à l'opinion publique, par P.-F.-M. Chastaing fils, étudiant en droit, prévenu d'avoir pris part à la souscription lyonnaise en faveur des détenus en vertu de la loi du 26 mars 1820. Haine à l'arbitraire. Respect à la loi publié en 1820 chez Les marchands de nouveautés.

 

 

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