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11 mars 1832 - Numéro 20
 
 

 



 
 
    
LA JOURNÉE DU REPENTIR.1

Faites donc des fruits convenables à la repentance.
Matt. ch. iii.

C’était au bout du faubourg de la Guillotière, à la même place où il y a dix-sept ans et un jour, je vis passer l’homme des siècles sous l’habit d’un soldat. Ce jour fut le plus beau de ma vie ; celui que je vais citer était digne aussi d’occuper une place dans ma mémoire ; mais hélas ! si le premier fut tout réalité, le second ne fut qu’un rêve…

Bercé par un songe séduisant, je voyais une foule immense se diriger du côté de la plaine de Sainfonts. Au lieu de la monotonie des déguisemens, chacun paraissait tel que la nature l’avait traité bien ou mal, seulement un costume représentait l’esprit et les mœurs des voyageurs se rendant au Repentir ! ce mot de repentir n’était pas non plus vide de sens, ou le signal de nouvelles folies ; chacun paraissait pénétré de la nécessité du voyage et avançait vers la plaine sacrée, croyant y trouver le fleuve d’oubli.

J’étais attentif, car cette scène me paraissait incompréhensible. Bientôt commença la marche des voyageurs avec autant d’ordre qu’en mettent les disciples de Dominique, lorsque, pour délasser les majestés castillannes, ils donnent en représentation un petit auto-da-fé.

Le premier que je vis passer était un pauvre prolétaire, je le reconnus à sa ressemblance avec un mouton, il était si maigre et tellement tondu qu’il inspirait de la pitié ; il allait au Repentir, parce que n’ayant jamais osé réclamer le prix de son travail, deux générations de fabricans s’étaient enrichis à ses dépens, tandis que lui, pauvre et devenu vieux, il n’avait que les souvenirs de sa jeunesse et ceux cent fois plus pénibles de ses mille et une complaisances.

Après le prolétaire venaient quelques signataires d’un certain tarif. Les habits qu’ils portaient étaient d’un si beau vert qu’ils ressemblaient à des perroquets ; chacun avait une paire de ciseaux à la main et rognait les bords d’un livre de compte ; devant eux marchait une vieille femme qui paraissait aveugle, elle portait une bannière sur laquelle on lisait : Mercuriale. Et les habillés de vert la suivaient la tête baissée en murmurant entre leurs dents : minimum ! minimum ! minimum !

A peine ceux-ci eurent-ils passé, qu’une longue file d’homme les suivit. Une si grande diversité régnait dans leurs costumes qu’on aurait pu croire, tout-à-coup, que la nature avait rassemblé là ce qu’elle a de plus rare en volatiles et quadrupèdes. Je les comptai, ils étaient juste cent huit. Devant eux était un homme frais et vermeil portant d’énormes balances, mais par malheur cet homme était boiteux et les balances penchaient toujours du même côté ; dans l’un des bassins on voyait un rouleau de papier où on lisait ces mots : Procès contre Dumolart, au profit des malheureux ouvriers. Tous n’avaient pas la même physionomie, quelques-uns semblaient [2.2]faire peu de cas du voyage ; mais d’autres ne cessaient de répéter avec cet accent qui pénètre l’ame : repentir ! repentir !

Vint ensuite une espèce de rêveur ; il avait pour costume une robe semblable à celles des frères de St-Jean-de-Dieu ; on l’eût pris pour un moine, mais sur ce costume religieux il avait un habit de député ; en effet, ce personnage l’était. Sur une large bande qui lui servait d’écharpe, était gravé en lettre d’or : Je ne représente que la propriété. Sa marche semblait forcée, mais un prolétaire, sous le costume de la vérité, le piquait avec un aiguillon et lui montrait du doigt le Repentir, en lui disant : Il n’y a pas eu conspiration contre la propriété, il n’y a pas eu pillage ni dévastation.

Des éclats de rire partaient de toutes parts à l’approche d’un groupe qui s’avançait en désordre. Sa marche était le symbole de l’esprit de ceux qui le composaient : l’un avançait d’un pas, l’autre reculait de deux, enfin un troisième se mettait à courir. C’étaient les écrivains d’un journal déjà fameux par ses divagations. La contenance de ces pauvres diables vêtus d’un frac autrefois noir, portant à leurs chapeaux la dépouille d’un aigle de Crémieux, ne dénotait point des écrivains, et on ne les eût point reconnus si l’un d’eux n’avait porté un roseau sur lequel était perchée une pie qui ne cessait de répéter : Courrier de Lyon ! Courrier de Lyon ! c’était cette exclamation qui provoquait les éclats de rire ; ils devinrent si bruyans qu’ils me réveillèrent en sursaut ; et ce beau rêve, ce rêve si séduisant s’évanouit.

Notes (LA JOURNÉE DU REPENTIR.)
1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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