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18 mars 1832 - Numéro 21
 
 

 



 
 
    
LYON.
UNE QUASI-AMÉLIORATION.1

Dans une petite ville des Cévennes, un vieux jésuite instituteur disait, en 1789, à un patriote dont le cœur était palpitant à la seule pensée de l’ère nouvelle : Mon ami, autrefois les gros mangeaient les petits ; à présent les petits sont mangés parles gros ! et le patriote de tourner le dos en lui répondant : Vous serez toujours jésuite… Ce que le disciple d’Ignace,2 pour qui 89 n’était pas une année de prédilection, disait au patriote des Cévennes, nous pourrions le dire aujourd’hui aux industriels, aux prolétaires. Cette pauvre classe de travailleurs est comptée par les grands pour si peu de chose dans l’ordre social, que quand on lui accorde quelques lambeaux d’amélioration, ce n’est qu’avec une avarice, une parcimonie, qui désespère l’homme doué du plus grand flegme, et pourtant ce peuple quand il donne, lui, il n’y regarde pas de si près ; il verse des torrens de son sang pour la patrie, et souvent pour des ingrats… mais s’il s’agit de le récompenser, ce ne sont que des quasi-réglemens, quasi-améliorations.

[1.2]A Lyon, par exemple, une population industrielle de cent mille ames a perfectionné l’art de fabriquer les étoffes de soie à tel point, que l’a splendeur de la cité a rejailli sur la France entière, et la couverte, après son auréole de gloire militaire, d’une gloire industrielle qui est encore sans rivale. Des milliers de fabricans se sont enrichis par le talent du prolétaire, et vivent aujourd’hui dans les délices que donne la fortune, tandis que ce dernier, victime des temps et de l’égoïsme, est tombé dans une affreuse misère.

Le peuple a, d’un œil effrayé, fixé la profondeur de l’abîme où il se voyait entraîné. Il a demandé un meilleur avenir ; il a demandé, ce que tout homme a le droit d’exiger de la société, de vivre en travaillant. On a fait peu de cas de sa demande. Lassé de tant de misère et d’humiliation, sa voix impérieuse a réclamé des améliorations. Et au lieu de chercher les moyens de remédier au mal, au lieu de faire quelques sacrifices en faveur de cette classe qui en avait tant fait pour la patrie et pour la société, on lui a donné une nouvelle réorganisation du conseil des prud’hommes !…

Sans doute que cette réorganisation eût été un bien, si l’égalité eût présidé à l’ordonnance qui détermine le cens électoral et le nombre des prud’hommes ; mais on a privé d’abord du droit d’élire leurs juges les 9/10mes des chefs d’ateliers ; et comme les prolétaires, les industriels ne sont, comme autrefois, que des prolétaires, des industriels, on a donné la facilité aux négocians d’envoyer neuf prud’hommes au conseil, tandis que les chefs d’ateliers n’en enverront que huit. Ainsi, 500 négocians, formant à peu près 200 maisons de commerce, [2.1]seront représentés par le nombre de neuf, et 40 mille chefs d’ateliers ou ouvriers seront représentés par celui de huit. Voilà, certes, de la justice selon les paroles du jésuite des Cévennes ; voilà ce qu’on peut appeler une quasi-amélioration.

On eût été effrayé d’accorder les neuf prud’hommes aux chefs d’ateliers, d’avoir fait un pas dans un sens populaire ; on s’est dit : gardons-nous bien d’être justes envers cette classe, Dieu sait ce qui en adviendrait. Pour nous qui sommes pénétrés que la vertu est innée aussi bien dans le cœur du prolétaire que dans celui du négociant, nous croyons que justice serait aussi bien rendue par les industriels, et peut-être avec plus de calme et d’urbanité.

C’est par la voie de la raison que nous réclamons en faveur de la classe des travailleurs ; nous ne demandons pas neuf prud’hommes de notre côté, mais nous voudrions au moins égalité de part et d’autre ; et comme il faut un nombre impair pour que l’action de la justice ne soit pas suspendue par le partage des voix, nous pensons qu’on eût pu nommer un président en-dehors des intérêts flagrans ; on eût pu choisir un ancien jurisconsulte qui, ayant voix délibérative, aurait formé la majorité ; mais c’était établir un système d’égalité entre les travailleurs et les commerçans, tandis qu’on a voulu montrer que le pauvre était toujours le pauvre, et que pour le riche seul étaient les prérogatives ; car c’est une prérogative et même scandaleuse pour le siècle où nous vivons, de voir 500 négocians représentés par neuf prud’hommes, et 40 mille travailleurs par huit. Voilà ce qu’on appelle être égaux devant la loi, quels que soient le rang et la fortune…

Attendons : peut-être le gouvernement ouvrira-t-il les yeux sur une classe qui mérite toute sa sollicitude, et qui fait la richesse et la gloire du pays.

Notes (LYON.
UNE QUASI-AMÉLIORATION.)

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Ignace de Loyola (1491-1556). Issu de la petite noblesse basque il est ordonné prêtre en 1537 et fonde la Compagnie de Jésus (ordre des jésuites) en 1540.

 

 

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