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25 mars 1832 - Numéro 22
 
 

 



 
 
    
L?UN ET L?AUTRE.1

[3.1]Deux hommes nés parmi nous jouissent de la même fortune ; ce ne sont pas deux prolétaires, ce sont deux hommes de la propriété. Tous deux croient leurs opinions bonnes ; ces opinions n?ont rien de politique ; elles n?ont trait qu?à des intérêts purement matériels. Chacun d?eux pense que la société sera en péril si on n?abonde pas dans son sens ; cependant l?un a raison, et l?autre a tort : nous allons les traduire à la barre du peuple, chacun fera sa harangue, et nous verrons de quel côté seront les sympathies. (Le peuple écoute attentivement.)

L?un : Le peuple doit être satisfait, l?esclavage est aboli ; il est notre égal devant la loi, quoique nous soyons au-dessus de lui par la fortune ; voilà, certes, une assez large part. Le peuple, ce sont les prolétaires, c?est-à-dire ceux qui doivent travailler du matin au soir sans relâche pour gagner leur pain ; et comme nous les faisons travailler, ils nous doivent des égards? J?appelle des égards cette soumission respectueuse que le pauvre doit au riche. (Légers murmures.)

L?orateur poursuit : Le peuple ne doit penser qu?à travailler ; condamné à cela par sa position, toute autre idée est subversive de l?ordre social. L?industriel doit être attaché à son art et ne rien voir au-delà ; à nous seuls, à qui la fortune a légué l?instruction, appartient le droit de penser au-dehors de notre magasin, de notre comptoir. (Murmures.)

Si les prolétaires, les travailleurs se plaignent de leur peu de gain, qu?ils ne se trompent point, ces plaintes, loin de les adoucir, aggravent leurs maux ; il vaudrait mieux subir une réduction de bonne grâce ; et quand nous verrions qu?ils ne peuvent plus donner du pain à leurs familles, alors notre philantropie? (Les murmures redoublent.) Alors, dis-je, notre philantropie ne manquerait pas de venir à leur secours.

Les travailleurs, comme je l?ai déjà dit, ne sont plus esclaves ; ils ont en horreur, sans doute, tout état de servitude, pourtant ils nous doivent soumission, car nous sommes leurs chefs naturels. (Violens murmures, interruption.) Oui, nous sommes leurs chefs naturels, et de nous dépend leur existence ; tant qu?ils ne nous regarderont pas comme tels, tant qu?ils se croiront réellement nos égaux, ce ne sera que collisions, et la société sera en péril. (La violence des murmures empêche l?orateur de poursuivre.)

L?autre : Dans l?organisation sociale, il faut des riches et des pauvres, c?est-à-dire, des prolétaires et des hommes de la propriété, ce sont deux classes indispensables, dont les intérêts sont liés, et qui, par conséquent, doivent s?aimer entr?elles ; car de là dépend la grandeur et la prospérité de la patrie : je dis de la patrie, car si le peuple ne peut lui donner de l?or, comme nous il rehausse sa gloire par son industrie, et lui offre souvent quelque chose de plus précieux ; il lui donne son sang? (Applaudissemens.)

Pourquoi mépriserions-nous les travailleurs, ces hommes laborieux qui font mouvoir nos capitaux ? Serait-ce parce que, maltraités par la fortune, ils sont obligés de venir nous demander du travail ? Eh bien ! c?est ce travail qui nous fait passer notre vie au sein de l?abondance ! Le pauvre et le riche, le travailleur et le commerçant, quoique dans une position différente, sont deux frères, et s?ils n?ont pas eu le même héritage, ils n?en doivent pas moins s?aimer entr?eux? (Les applaudissemens redoublent.)

Ceux qui veulent partager les citoyens en deux camps sous les noms de prolétaires et d?hommes de la propriété, [3.2]sont les vrais ennemis de l?ordre et de la paix. (Assentiment général.)

L?industriel est un homme libre ; il est l?égal du banquier, du commerçant ; celui qui ne pense pas ainsi, fait un anachronisme de quatre siècles. (Applaudissemens mêlés de bravos !)

Je n?ai jamais mendié la popularité dans les ateliers, dans les échoppes. Mais je crois que la vertu habite tout aussi bien dans les ateliers, dans les échoppes que dans les salons. (L?enthousiasme est à son comble.) Que ceux qu?une vaine fierté dirige fassent parade de leur fortune, de leur grandeur ; pour moi, je me fais gloire d?être populaire. (Bravos redoublés.)

Ainsi raisonnent deux hommes de la propriété ; ces deux hommes sont représentés par deux feuilles périodiques de notre ville. Nous laissons aux travailleurs, aux prolétaires, à la masse enfin des citoyens, le soin de juger lequel à raison de l?un ou de l?autre.

A. V.

Notes (L?UN ET L?AUTRE.)
1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Début mars 1832 le sous-titre de L?Echo de la Fabrique avait changé et le journal était désormais industriel et littéraire. La mention de la dimension littéraire renvoyait au souci de « l?amélioration morale » des travailleurs, à leur éducation. Le littéraire renvoie également à un second aspect. L?Echo de la Fabrique, s?inspirant en particulier de La Glaneuse et, en partie pour contourner censure et procès, commence à brouiller les différences entre langage politique et langage non-politique. L?expression des idées politiques commence alors à adopter des formes inédites : poèmes, satires, parodies, charades, feuilletons. Voir notamment, J. D. Popkin, Press, Revolution and Social Identity in France, ouv. cit., chapitre 3.

 

 

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