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25 mars 1832 - Numéro 22
 
 

 



 
 
    
VARIÉTÉS.1

Nous avons extrait du Mouvement2, dans son N° du 2 mars dernier, l?article qu?on va lire, en ayant eu soin d?élaguer tout ce qui pourrait se rattacher à la politique. Cet article est dû à la plume éloquente de M. Laurent3, avocat de Grenoble, l?un des fondateurs du Globe, ancien rédacteur du Journal de l?Isère4.

« Partout, dans la lutte incessante de la liberté humaine contre le privilège et l?oppression, nous voyons apparaître, aux grandes époques d?affranchissement, l?aristocratie moyenne, qui sait si bien invoquer aujourd?hui les lumières du siècle, les bienfaits de la civilisation, l?esprit philosophique, le génie du progrès, pour faire descendre à son niveau tout ce qui la domine, de par la tradition et le préjugé, et qui oublie ensuite sa kirielle libérale, pour ne plus parler que du danger des innovations et de son besoin de repos, d?ordre et de stabilité, dès que le désir d?élévation et l?amour de l?égalité se manifestent au-dessous d?elle.

L?apparition périodique de ce phénomène social, dans le développement de l?humanité, est, du reste, facile à expliquer.

Tandis que les masses populaires, sous le nom d?esclaves ou de serfs, de plébéïens ou de roturiers, supportent impatiemment le joug d?une caste privilégiée, et qu?elles se débattent avec éclat ou s?agitent en secret pour briser leurs chaînes, toutes les douleurs, toutes les positions ne sont pas égales dans les rangs de la multitude asservie. La souffrance, la misère, l?oppression, ont aussi leur hiérarchie. Il y a des premiers et des derniers [7.1]là même où tout semble nivelé par la détresse commune, parce que là encore est la nature humaine avec toutes ses diversités, ses variétés, ses inégalités. Les plus forts, les plus intelligens, les plus audacieux et les moins pauvres exercent une supériorité réelle, et forment une véritable aristocratie parmi leurs compagnons d?infortune, d?humiliation et d?esclavage. Ils combattent en tête des classes opprimées, et leur contact immédiat avec les classes oppressives, quoique toujours revêtu de formes plus ou moins hostiles, les rapproche davantage des m?urs, des idées et des besoins de l?ennemi dont ils convoitent la condition plus heureuse. Aussi, à chaque bataille décisive, les vainqueurs du privilège se montrent-ils plus jaloux de le déplacer que de le détruire, et la foule victorieuse ne tire d?abord qu?un profit indirect et lointain de ses efforts et de ses triomphes. On peut dire alors qu?elle n?a fait que changer de maîtres. Cette révolution pourtant, bien que superficielle ou incomplète, ne reste pas sans influence sur l?amélioration de son sort. La distinction des races est dépouillée du prestige qui servait de fondement à l?aristocratie, et qui en faisait toute la force. L?esclave, en passant sous la domination de l?affranchi, s?il n?a pas trouvé le terme de son avilissement et de ses souffrances, a fait du moins un pas immense vers la liberté. Un même sang coule maintenant dans ses veines et dans celles de son maître ; et le principe des deux natures n?est plus là comme une barrière insurmontable pour s?opposer à son entrée dans la vie sociale et à son élévation dans la cité.

II faut en dire autant du prolétaire qui, délivré du patronage onéreux du baron féodal, et condamné à servir de nouveaux seigneurs sous le titre de bourgeois, sent augmenter ses espérances d?émancipation complète, en songeant que le préjugé de la naissance n?établit plus un abîme infranchissable entre lui et ses chefs, dont il est du moins l?égal d?origine, quelle que soit d?ailleurs la différence des dispositions et des fortunes...

La bourgeoisie, défendant la cause du tiers-état contre la noblesse, le clergé et le trône, dans les états-généraux, à l?assemblée constituante, à la convention, et sur les champs de bataille de la république et de l?empire, depuis Lecoq et Marcel, jusqu?à Mirabeau, Robespierre et Napoléon, la bourgeoisie représente alors l?affranchi romain aux beaux jours du tribunat et de la conquête du monde, commençant aux Gracques et finissant à Marius et à César...

L?affranchi antique et le parvenu moderne ont encore cela de commun, qu?ils n?aperçoivent aucun progrès nouveau au-delà de leur propre élévation. L?un croit les masses humaines fatalement et perpétuellement condamnées à l?esclavage dont le poids a cessé de peser sur lui ; l?autre prononce avec hauteur et dédain que la classe innombrable des prolétaires est inévitablement et pour toujours destinée à travailler et à pâtir, à se plaindre et à payer. Tous les deux, ivres d?orgueil et saturés de jouissances, voudraient que le génie de l?humanité, satisfait de les avoir promus aux sommités sociales, s?endormît avec eux à ce faîte de leur puissance et de leur félicité. Ils lui demandent de suspendre son vol rapide, d?interrompre son ?uvre d?émancipation ; puis, prenant leur désir pour un arrêt irrévocable, ils lui disent : Tu n?iras pas plus loin !...

L?esclave a obtenu cependant que cet arrêt fût cassé, et le prolétaire est en instance. L?issue du procès ne saurait être douteuse. Ici le passé répond de l?avenir, et la prophétie se présente comme un reflet éclatant de l?histoire... ».

Nous en acceptons l?augure, et cet article que nous [7.2]avons transcrit avec un plaisir indicible, servira de jalon dans la route que nous nous proposons de parcourir.

Notes (VARIÉTÉS.)
1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Le Mouvement, journal des besoins nouveaux fut publié d?octobre 1831 à mars 1832. Il sera absorbé par La tribune
3 Probablement Paul-Mathieu Laurent (dit Laurent de l?Ardèche) (1793-1877).
4 Probablement le Courrier de l?Isère. Journal constitutionnel de Grenoble, lancé en 1819.

 

 

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