de l’émeute des chiffonniers.
Nil humanum à me alienum reputo.
Le pain de l’aumône est amer ; il serait quelquefois insuffisant. L’homme est prédestiné au travail ; c’est à la sueur de son front qu’il doit gagner sa nourriture. Pénétrée de ces idées vraies et morales, la classe prolétaire, en arborant le drapeau noir de la misère, y a mis pour devise ces mots : Vivre en travaillant. Pour vivre, il faut à un ministre au moins 100,000 fr. ; il ne faut à un ouvrier pas même la centième partie. D’où vient cette différence ? Ils sont hommes tous deux ! mais l’un se trouve placé par le hasard au sommet de l’échelle sociale ; l’autre occupe le dernier échelon. A la rigueur, on pourrait diminuer au ministre les trois quarts de son traitement, il aurait encore de quoi vivre ; on ne peut rien ôter à l’ouvrier, parce que, de prime à bord, la société marâtre injuste, l’a réduit au strict nécessaire. Si donc le ministre proclame qu’il perdrait la vie plutôt que son traitementi, il n’est pas étonnant qu’à son exemple le prolétaire se révolte, et meure plutôt que de consentir à la perte de son salaire. Ici l’émeute n’a rien d’actuellement politique ; elle n’en est dès-lors que plus grave ; elle pèse sur la société de la même hauteur, que les questions sociales l’emportent et prédominent sur les questions politiques.
Que les gouvernans se pénètrent donc bien de cette vérité. Il faut du pain à l’ouvrier, et ce pain doit être le fruit du travail. Si par une cause quelconque, indépendante de sa volonté, il se trouve réduit à la misère, il y aura perturbation dans la société. Nous en avons sous les yeux un exemple frappant dans l’émeute des chiffonniers de Paris. Leur nombre s’élève à près de deux mille, et leur occupation est suffisamment indiquée par leur nom. Leur profession est utile ; elle leur procure de quoi vivre ; et ceux qui l’exercent sont hors d’état d’en prendre une autre. Qu’est-il arrivé ? comme tout se perfectionne, on a trouvé le moyen d’enlever les immondices de la capitale d’une manière plus prompte, plus rapide, et de suite, sans s’inquiéter de l’existence de ces individus, on a passé des marchés avec un entrepreneur ; on a mis la main à l’œuvre ; on a, tranchons le mot, confisqué au profit de la société l’industrie des chiffonniers : ils se sont révoltés ; l’émeute est apaisée ! nous n’aurions pas cru devoir nous taire en sa présence, [6.1]à plus forte raison aujourd’hui ; est-ce en niant le mal que le médecin guérira le malade ?
Arrêtons-nous donc un instant.
Il y a des pensions de retraite pour les hauts fonctionnaires, des caisses de secours pour les employés des diverses administrations, les Invalides pour les militaires. Qu’y a-t-il pour venir au soulagement de la classe prolétaire ?
Faisons encore une réflexion. Si une loi supprimait tous les corps de l’état qui vivent du monopole, les avoués, les agens de changes, les courtiers, etc., ne leur accorderait-elle pas une indemnité, oui sans doute, ce serait juste. La loi ne doit pas compromettre les existences privées, les droits acquis ; elle ne doit point avoir d’effet rétroactif. Eh bien ! sans égard pour ces principes si vrais, si équitables, une ordonnance de police supprimera par le fait ici l’industrie d’une classe d’artisans, là bas l’industrie d’une autre, et pas un cri ne s’élèverait !… Oh ! le temps est venu, il faut que la société tout entière s’enquière des larmes obscures que verse l’indigent.
Ces Machines, par exemple, qui, en simplifiant le travail, diminuent le nombre de bras nécessaires ; les chemins de fer, les bateaux à vapeur qui abrègent les distances et facilitent le commerce, sont des inventions éminemment utiles. Mais si par leur application immédiate elles froissent l’intérêt de diverses classes de travailleurs, il faut qu’auparavant de les mettre en œuvre la société qui doit en tirer un grand avantage dans la suite, vienne d’une manière quelconque au secours des malheureux, victimes de ce progrès des arts, dût ce progrès être ajourné.
A l’appui de nos réflexions, nous extrairons quelques passages d’un journalii qu’on n’accusera pas de démagogie, et qui dans un article récent intitulé : « De l’expropriation des industries à l’occasion des chiffonniers, » s’exprime ainsi :
« Les chiffonniers sont placés fort bas dans l’échelle des industries ; mais, comme travailleurs, ils ont des droits que la presse ni le pouvoir ne peuvent oublier. Avec les avantages qu’ils assurent au commerce, les chiffonniers, assujettis à une surveillance active, deviennent vraiment utiles à l’ordre d’une grande cité. Colonie de refuge toujours ouverte aux gens sans aveu, on y trouve des enfans que le vagabondage a séparés de leurs parens ; des filles de joie qui prennent leurs invalides ; des hommes qui, après avoir usé leur vie dans les mauvais lieux, ne veulent pas être voleurs ou espions. Tous ces caractères sans frein aiment la vie errante par besoin ; ils sont chiffonniers ne pouvant plus être autre chose. Enlevez leur cette dernière ressource, et vous les forcés à devenir dangereux. Vous en faites des voleurs ou des instrumens de sédition, car ils ne voudront pas mourir de faim… La police dispose d’un pouvant arbitraire, mais à condition d’en faire un usage paternel. Quelle mesure a-t-elle prise pour donner du pain à ces malheureux ? en les dépouillant au profit de 800,000 habitans. Leur a-t-on distribué de justes indemnités ? non, la police n’y a pas même songé, et une émeute est sortie de cet oubli.
Quand il s’agit d’économie, on déplore le sort des fonctionnaires, on énumère leurs services, on exalte leurs droits méconnus, et pour déposséder une industrie, pour enlever à plusieurs centaines de travailleurs, le pain de leur famille, on ne sait plus hésiter. Que pensez-vous qu’ils demandent ces ouvriers ameutés ! pourquoi la voix des agitateurs a-t-elle prise sur leurs passions ? quel instinct [6.2]les pousse à briser des machines rivales de leurs bras, ou à s’en prendre aux lois du malheur des temps ? c’est que la législation n’a pas de garantie pour la seule propriété qu’ils possèdent, pour le travail : Une charte manque à l’industrie. L’industrie est pourtant une propriété ; non pas seulement lorsqu’elle met en œuvre d’immenses capitaux, lorsqu’elle ouvre des chemins, qu’elle creuse des canaux, etc… Pendant long-temps la loi toujours lente à suivre le progrès des mœurs, ne reconnut, ne protégea que la propriété foncière ou mobilière. La propriété industrielle restait en dehors des combinaisons du pouvoir… Aujourd’hui la législation est plus avancée… On commence à comprendre qu’il y a autant de manières de posséder que de moyens de vivre… La propriété foncière trouve sa garantie dans l’article 10 de la charte. Mais, où sont les garanties de la propriété industrielle placée entre le privilège et la concurrence… On rencontre dans le monde savant des hommes, honnêtes d’ailleurs, qui ne craignent pas d’immoler les intérêts privés à l’intérêt général. Or, ce dernier n’exige aucun sacrifice de ce genre. Que le privilège ou la concurrence étouffent une industrie ; on vous dira froidement qu’elle s’est déplacée. Ceux qui savent combien il est difficile de dégager des capitaux enfouis dans une entreprise pour les reporter sur une autre, s’imaginent que les existences se recomposent sans peine. Traduisez l’algèbre des mots abstraits : une industrie, ce sont 4, 5, 10 mille individus ; c’est une ville, une province, un pays. Voulez-vous qu’un pays mendie ou meure ?
L’équilibre se rétablit plus tard ; mais savez-vous comment ? c’est après qu’un grand nombre de familles se sont expatriées, que d’autres ont succombé à leurs misères, que quelques-unes ont survécu à d’innombrables privations ; enfin comme l’herbe croît sur les tombeaux.
Il y a donc une véritable expropriation dans la ruine d’une industrie par le privilège ou la concurrence. L’empêcher, ce serait arrêter tout progrès ; l’admettre sans condition, ce serait tout immoler au progrès. La raison d’état et l’humanité prescrivent des mesures transitoires. Si l’on ne peut stipuler des indemnités qui deviendraient onéreuses, ne serait-il pas possible d’associer à la nouvelle industrie, les intérêts de celle qui est supplantée. »
Nées à l’occasion des chiffonniers, ces réflexions s’appliquent à l’industrie en général, et l’Echo de la Fabrique, journal des ouvriers, journal de la classe prolétaire, ne pouvait moins faire de se les rendre propres. Nous reviendrons sur ce sujet.
Marius Ch.....g.