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22 avril 1832 - Numéro 26
 
 

 



 
 
    
VOYAGE DU CHOLÉRA.

depuis jessore en 1817, jusqu'à paris en 1832.

Les maladies n?ont ordinairement rien de commun avec la politique ; elles sont un objet d?études silencieuses pour la médecine, et leur théorie est une science complètement interdite à des yeux profanes ; mais il est en tout des cas exceptionnels?

Le choléra-morbus n?est point une maladie nouvelle ; il a existé en tous les temps et à peu près dans tous les lieux, et peu d?années se passent qu?il ne se présente à l?examen des médecins. Il n?est chez nous qu?une maladie accidentelle fort grave assurément, mortelle presque toujours, mais qui n?est jamais épidémique ou contagieuse. On ne le voit pas même se montrer de préférence dans une localité donnée, et prendre ce caractère que les médecins appellent endémique. [6.1]Le choléra d?Europe n?a aucune connexion avec un état spécial de l?atmosphère ou du sol ; il ne se prend point par le contact d?individu à individu : c?est une maladie isolée des organes de la digestion, de nature violemment inflammatoire comme dans l?Inde ; qui, comme dans l?Indostan, se déclare par des évacuations excessives, des douleurs de ventre atroces, des mouvemens convulsifs, et marche avec une promptitude si grande, que peu d?heures lui suffisent pour donner la mort à l?homme de la santé la meilleure.

Dans l?Indostan, le choléra a un caractère spécial ; il est lié à un état particulier des lieux et de la constitution physique des indigènes. On ne le voit pas là apparaître comme en Europe de loin à loin, tantôt sur un point et tantôt sur un autre ; c?est ici une maladie propre au pays et très-commune, parce qu?ici se trouvent réunies toutes ces conditions de son développement ; la réunion de l?humidité à de fortes chaleurs, la succession brusque d?une température chaude au froid, l?organisation lymphatique des Indiens, des eaux stagnantes en abondance dans le voisinage des habitations, enfin l?usage habituel d?alimens peu propres à maintenir la santé contre ces causes actives de maladies, par exemple de riz, de légumes, de lait caillé. C?est sous l?influence de ces causes toujours agissantes que le choléra-morbus s?est établi depuis long-temps dans l?Indostan. L?année 1817 l?en a vu sortir. Il était une maladie domiciliée dans l?Inde ; son caractère changea à cette désastreuse époque : on le vit avec effroi, sous l?influence de cet état spécial, indéfinissable et encore inconnu, de l?atmosphère qui constitue les épidémies, s?élancer de son berceau, et porter ses ravages à d?immenses distances, comme autrefois l?essaim des Huns, parti presque des mêmes lieux, se précipita, semant, comme lui, la mort sur les populeuses provinces de l?ancien monde romain.

Le fléau qui menace aujourd?hui l?Europe à quinze ans d?existence. Jessore, ville située à cent milles nord-ouest de Calcutta, est son point de départ. Sortant de ce foyer d?infection, il suit, de 1817 jusqu?en 1832, des directions diverses, au sud, à l?est, à l?ouest, au nord ; toujours le même quant à sa nature, et marquant en tous lieux son passage par d?horribles traces. Quatre millions d?Indiens périssent de cette maladie en cinq années ; elle donne la mort à six cent mille individus aux environs de Pondichéry. On la voit rarement se prolonger au-delà de 24 heures ; une heure ou deux lui suffisent, et quelquefois les mouvemens convulsifs apparaissent quelques minutes après son début soudain.

Arrivé en 1818 à Calcutta, le choléra suit la direction du Gange, en remontant de l?embouchure du fleuve à sa source, dépeuple Bénarès et la plupart des villes de l?intérieur de l?Indostan, et tue en 12 jours la moitié des soldats de l?armée du marquis d?Hastings. Les troupes du général anglais n?échappèrent à une extermination totale qu?après avoir gagné à marches forcées un lieu sec et élevé, placé à 25 lieues du camp.

La même année, le choléra prend une autre direction ; il traverse la péninsule de l?est à l?ouest, pénètre à Bombay, visite la côte du Malabar, s?introduit par mer à Ceylan, situé à l?extrémité de l?Indostan, et suit la côte de Coromandel. On le voit en 1819 aux îles Maurice et Bourbon ; il continue sa route au sud et à l?est dans une direction opposée à l?Europe. De la côte de Coromandel, le choléra, franchissant le golfe du Bengale, envahit la péninsule indo-chinoise, désole Siam, tue quarante mille personnes à Bankok, et paraît à Java au mois d?avril.

La Chine, la Cochinchine et le Tonquin le reçoivent en 1820 ; il y produit une mortalité énorme. Mais, dès cette même année, il commence à suivre une autre direction. Le choléra-morbus se porte de Bombay dans l?Indostan, à l?ouest vers la Perse, et prend au nord le chemin de l?Europe ; l?Arabie et le golfe Persique en sont infectés dans l?année 1821 ; soixante mille malades périssent à Mascate ; l?épidémie fait d?innombrables victimes dans la Perse ; elle gagne les bords de la Méditerranée, se déclare en septembre 1823 à Astracan, et en Sibérie en 1826 ; elle est en 1829 à Téhéran ; en 1830 on la revoit en Perse, plus meurtrière que jamais. Elle reparaît le 1er juillet 1830 à Astracan, et là, remontant le Volga comme elle avait suivi le Gange dans l?Inde, elle pénètre dans les provinces intérieures de la Russie. Trois mois lui suffisent pour parcoutir 300 lieues : le choléra est le 28 septembre à Moscou. On sait le reste : les armées russes le traînent à leur suite en Pologne, il est en Gallicie, en Prusse , à Vienne, à Londres, à Paris.

La marche du choléra-morbus, pendant cette excursion de quinze années, a été régulière ; il a voyagé en quelque sorte par étapes, dans la direction des lignes géographiques qu?il a été facile de tracer ; séjournant tantôt plus, tantôt moins ; s?écartant quelquefois de son trajet, soit à gauche, soit à droite, en reparaissant d?autres fois tout-à-coup dans un lieu qu?il avait visité quelques années auparavant. On a signalé avec raison comme un fait digne de remarque sa tendance à suivre le cours des fleuves, les routes fréquentées par le commerce et les grands rassemblemens d?hommes.

Il y a beaucoup d?exagération dans les terreurs qu?inspire chez nous cette horrible maladie. Faisons d?abord observer que, dans son voyage du Bengale ou nord de l?Europe, elle a beaucoup perdu de sa faculté de transmission. Sa gravité est bien la même, quelques heures lui suffisent bien encore pour tuer ; mais elle n?attaque plus un aussi [6.2]grand nombre de personnes. Elle ne moissonne plus des populations entières ; ses victimes sont comptées non par centaines de mille comme dans l?Indostan en 1818 et à Java en 1822, mais par centaines et souvent moins.

Varsovie a perdu moins de malades que Jassy, Berlin moins que Varsovie, Vienne moins que Berlin, et Londres moins que Vienne. Dans ces villes diverses, le choléra s?est montré moins meurtrier qu?une épidémie ordinaire de rougeole, de petite-vérole ou de fièvre catarrhale.

Quelle différence entre le choléra tel qu?il se montre depuis 1830, et cette effroyable peste noire qui dépeupla l?Europe au 14me siècle ! Partie de la Chine, elle se répandit jusqu?en Islande et au Groënland, tellement meurtrière, que les nations consternées crurent à des influences surnaturelles et à la fin prochaine du monde. Les calculs les plus modérés portent à 25 millions le nombre de ses victimes.
(Moniteur belge.)1

Notes (VOYAGE DU CHOLÉRA.)
1 Le Moniteur Belge avait été créé en 1831 par le gouvernement pour la publication des principaux débats parlementaires.

 

 

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