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29 avril 1832 - Numéro 27
 
 

 



 
 
    

La société est partagée en deux classes1, les prolétaires et les hommes de la propriété ; voilà ce qu’on ne cesse de répéter aujourd’hui ; nous l’avons dit aussi pour nous servir des termes usités ; mais telle n’était pas notre conviction. En effet, ne serait-ce pas faire injure à ceux que nous défendons, d’avouer qu’il existe une classe au-dessus d’eux, et que la fortune établit une prééminence entre les hommes ? Nos lois condamnent cette erreur, et puisque tous les citoyens sont égaux devant elles, le pauvre et le riche ne forment donc pas deux classes distinctes dans le même peuple. Notre opinion sera même approuvée par tous les hommes sensés qui possèdent des propriétés, et nous sommes peu jaloux de plaire à ceux dont la manière de voir est un anachronisme du siècle.

Sans doute, la société est partagée en deux classes ; mais c’est moralement ; c’est-à-dire, les hommes probes, économes, travailleurs, et ceux qui dissipent et finissent souvent par forfaire à l’honneur. Dans ces deux classes sont pêle-mêle les riches et les pauvres, les prolétaires et les hommes de la propriété. Mais il ne s’en suit pas de là que dans les prolétaires il y ait plus d’inconduite [1.2]ou plus de perversité que dans les hommes de la propriété ; c’est pourtant ce que le Courrier de Lyon a voulu prouver dans son N° du 22 avril ; il dit que le pauvre se croit dispensé de toute reconnaissance, dans le cas même où sa misère ne vient que de sa faute ; et qui lui a prouvé que la misère du pauvre ne vient que de sa faute ? Doit-il accuser des milliers d’individus parce qu’il se trouvera une centaine de dissipateurs ?… Les magistrats, dans leurs actes publics, n’ont-ils pas avoué que l’état des ouvriers était précaire, malheureux ? Et le Monarque lui-même, par ses dons, par ses commandes, n’a-t-il pas reconnu l’état de souffrance de nos manufactures ? Serait-ce parce qu’après six ans de malaise, pendant un mois, les travailleurs avaient eu l’espoir de voir finir leur misère, espoir qu’une épidémie vient de détruire, que l’on peut dire que le prolétaire est malheureux par sa faute ? Le Courrier de Lyon ne se rappelle sans doute plus des paroles mémorables d’un honorable député, qui disait que les ouvriers de Lyon gagnaient de vingt-huit à trente-deux sous

Si nous défendons le pauvre avec zèle et fermeté, nous ne serons jamais les champions des hommes à inconduite. Nous blâmerons celui qui, ne gagnant que 2 fr. par jour, va les dissiper et laisse une famille dans la dernière misère ; mais s’il est de tels hommes dans les prolétaires, et certes ils ne sont pas nombreux, heureusement pour l’humanité, il en est aussi dans une classe opulente qui, vivant en dissipateurs, ruinent par leur inconduite leurs commanditaires, et finissent par une banqueroute. Les Mathéo, les Kessner ne sont pas des prolétaires ; mais ceux-ci ont un avantage, celui de n’avoir pas besoin de recourir à la bienfaisance. On va plus loin, on accuse le pauvre de n’avoir point de reconnaissance ; et quel est l’être plus reconnaissant que le prolétaire ? quel est l’être qui se plaît mieux que lui à signaler un bienfait dont il a été l’objet ? qui mieux que lui rend [2.1]justice à l’homme qui ne cherche point à le tyranniser, à vivre aux dépens de sa propre existence ? avec quel plaisir il prononce ces mots simples, mais énergiques : C’est un bon fabricant !

Le Courrier de Lyon dit que les prolétaires, après s’être livrés à des spéculations, s’ils échouent, préfèrent vivre du pain de l’aumône, plutôt que de rentrer dans leur première condition ; il est vrai que les prolétaires n’ont pas, comme les hommes tombés de la fortune, la ressource des places, mais ils n’ont pas besoin aussi du pain de l’aumône ; ils savent que c’est un pain qu’on jette au malheureux, souvent en l’humiliant ; c’est du travail qu’ils demandent ; du travail assez rétribué qui les mettent à même de pourvoir à l’existence de leur famille, et non pas une œuvre de charité. Ils savent aussi quand il le faut rentrer dans leur première condition, ils reprennent leur travail avec courage, et ne finissent pas, comme beaucoup d’opulences déchues, par un suicide… Au reste, la meilleure preuve contre les assertions du Courrier, c’est de voir les ouvriers se résigner à leur sort et ne désirer que la paix. S’il en était autrement, nous répéterions avec lui qu’il n’y aurait pas de société possible.

Notes (La société est partagée en deux classes , les...)
1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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