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6 mai 1832 - Numéro 28
 
 

 



 
 
    
DES OUVRIERS ET DES APPRENTIS DANS LES ATELIERS.1

Sans contredit, les meilleurs ateliers dans la fabrique d’étoffes de soie, sont ceux ou les mœurs sont observées avec rigidité ; et presque toujours une source de prospérité découle du bon ordre établi dans une maison. Mais si le plus grand nombre d’ateliers sont ainsi régis, combien de chefs n’ont-ils pas à se plaindre, soit des ouvriers, soit des apprentis. Nous allons nous adresser à eux et dans leurs intérêts, car nous sommes les organes de tous les industriels en général.

Les apprentis, sortis jeunes du sein de leur famille, se regardent comme indépendans, et ne conçoivent pas tous leurs devoirs envers celui qui leur donne un asile, leur apprend un état et les met à même d’être heureux le reste de leurs jours, s’ils allient à la bonne volonté cette assiduité que demande un long apprentissage. Le chef d’atelier chez qui ils sont placés, n’est pas seulement pour eux un maître, un chef, un directeur, c’est encore, nous pouvons le dire, un père qui a soin d’eux, qui leur fournit leur existence et souvent avec perte. Ainsi, les apprentis lui doivent le même respect qu’à l’auteur de leurs jours. C’est le maître qui le remplace ; il doit donc avoir sa part de bons procédés et de reconnaissance.

Souvent les apprentis, parce qu’ils travaillent comme le doit tout brave jeune homme (et ceci est un devoir sacré), sont orgueilleux et se permettent de manquer de respect, soit à leur chef, soit aux personnes de la [1.2]maison ; souvent ils croient, par leur travail, faire la fortune de leurs maîtres ; erreur qu’ils connaissent plus tard, lorsqu’à leur tour ils sont chefs d’ateliers. Qu’ils se désabusent sur le prétendu gain que font sur eux leurs chefs. Si ce n’était pas par amour de l’industrie, par la force de l’habitude, ou pour ne pas voir ses métiers couverts, un chef d’atelier ne prendrait jamais d’apprentis, tant aujourd’hui les dépenses sont fortes et les bénéfices minimes.

Les jeunes gens qui se vouent à la fabrique d’étoffes de soie, industrie qui n’est pas à dédaigner, doivent donc, pendant le temps de leur apprentissage, être soumis à leurs maîtres et les dédommager, par de bons procédés, de la perte réelle que leur font éprouver les premières années de travail.

Si les apprentis, souvent trop jeunes pour être raisonnables, méconnaissent les devoirs qu’ils ont à remplir, c’est à leurs parens à les mettre dans la bonne route, à leur montrer leurs maîtres comme leurs bienfaiteurs, et non-seulement ils rendront de grands services à la société, mais encore ils préserveront leurs enfans de tous les malheurs, suite de l’inconduite et du vagabondage.

Les apprentis ont des devoirs à remplir envers les chefs d’ateliers ; il en est de même des ouvriers compagnons2. Nous ne dirons pas que ces derniers ne doivent pas être indépendans. Ayant fini leur apprentissage, ils entrent dans le corps des ouvriers, et doivent être libres comme industriels, comme hommes. Mais cette indépendance, cette liberté, ne dispense point de ces devoirs sacrés qu’on doit à celui qui vous donne un asile et du travail, et qui est l’intermédiaire entre l’ouvrier et le fabricant, à celui qui fait des frais énormes pour monter et entrenir un atelier, et qui consomme souvent son avoir pour leur donner ce travail, sans lequel ils ne pourraient exister. Nous savons que beaucoup [2.1]d’ouvriers-compagnons, doués d’une âme reconnaissante, ont une grande vénération pour les chefs d’ateliers qui les occupent ; et que par leur langage et leur conduite ils se rendent dignes du même respect qu’ils ont pour leurs chefs. Mais il en est (heureusement le nombre en est peu grand) qui, parce qu’ils sont ouvriers se croient dispensés de tous bons procédés, de toute forme morale, qui non-seulement insultent leur chef d’atelier ou les gens de la maison, mais qui, par un langage indécent, font rougir ceux qui les entourent. Que ces ouvriers apprennent que la morale est le plus beau trésor que puisse posséder un jeune homme, et que les paroles obscènes dégradent l’être qui les prononce. L’homme qui est sans morale est sans aucune vertu, et celui qui ne respecte pas dans ses discours la maison où il gagne son pain, ne se respecte pas lui-même.

Le jeune homme qui pense s’établir un jour, ne doit point, par des insultes ou de mauvais propos, déplaire à son chef, car il aura à son tour un atelier, des enfans jeunes, une compagne, et il ne voudra pas souffrir qu’ils aient à rougir des propos d’un étranger. C’est dans l’intérêt des apprentis et des ouvriers-compagnons que nous écrivons ces lignes, parce que nous sommes persuadés que le travail, l’obéissance et une morale sévère, sont pour eux autant de sources de bonheur à venir.

A. V.

Notes (DES OUVRIERS ET DES APPRENTIS DANS LES ATELIERS.)
1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 La mention explicite d’intérêts divergents entre chefs d’ateliers et compagnons ne sera jamais véritablement présente dans les pages de L’Echo de la Fabrique. On insistera plutôt sur la solidarité et la fraternité entre ces deux types d’acteurs. Les compagnons vont quand même créer leur association propre, celle des ferrandiniers. Lorsqu’à l’automne 1833 le journal sera repris en main par les mutuellistes et recentré sur le métier de la fabrique, contre l’orientation plus clairement politique et républicaine adoptée antérieurement par Chastaing et Berger (mi-1832, septembre 1833). Bernard pourra toutefois critiquer ouvriers et apprentis, notant « […] qui ne gémira pas en voyant la licence effrénée de nos ateliers et la mauvaise volonté qu’apportent à s’instruire les apprentis sur lesquels reposent pourtant l’avenir de notre industrie » (numéro du 27 octobre 1833). Les canuts n’avaient bien entendu par le moindre intérêt à poursuivre dans ce sens : l’absence d’intérêts communs entre les ouvriers et les canuts sera affirmée par l’opinion conservatrice qui soulignera que seuls les ouvriers et les marchands-fabricants (assimilés aux entrepreneurs) sont les véritables industriels de la fabrique, et dès lors solidaires, les chefs d’ateliers n’étant que des intermédiaires parasites (numéro du 11 août 1833).

 

 

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