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6 mai 1832 - Numéro 28
 
 

 



 
 
    
L’ANGLETERRE.1

(3me article.)

Le système politique de Pitt fut aussi funeste à l’Angleterre que le système continental à la France.

Le système de Pitt2, en Angleterre, est flétri et renversé.

Le système continental, en France, est honoré, continué et, s’il se peut, renforcé.

Castlereagh3, l’homme de la sainte-alliance et de l’aristocratie, fit tous ses efforts pour continuer le système de Pitt, et il fut soutenu par la noblesse, que seule il favorisait. Mais bientôt il trouva des difficultés et des obstacles insurmontables. Bientôt il s’aperçut qu’il avait fait fausse route, qu’il s’était trompé et qu’on l’avait trompé.

Alors, effrayé des écueils au milieu desquels il avait conduit le vaisseau de l’état, et, ne se sentant pas la main assez ferme et la tête assez forte pour l’en sortir et le sauver, il lâcha le gouvernail et se coupa la gorge.

(Nos hommes du système continental lâchent souvent le gouvernail et renversent la boussole ; mais ils ne se coupent pas la gorge, et se font grassement payer pour leur méchant pilotage !)

Mais l’arbre de la science de l’économie politique, planté par Adam Smith4, avait poussé de vigoureuses racines et ses nombreuses boutures verdissaient de toute part.

Canning parut au timon, appuyé sur le capable et malheureux Huskinssoni5. Son coup-d’œil d’aigle lui dit que le temps était venu de cueillir les fruits semés par Smith, Bentham, Ricardo6 et les autres économistes, et les résumant, il proclama du haut de la tribune, à la stupéfaction des Torys, des monopolistes, et à l’admiration des hommes éclairés, la politique nouvelle.

Il dit :

« La politique des peuples, c’est-à-dire leur règle de conduite entr’eux, doit être la même que celle des individus.

[5.1]Que l’intérêt d’un peuple n’est pas comme on le prétend.

Que les autres peuples soient faibles et malheureux ; mais bien au contraire qu’ils soient forts, riches et heureux.

Que l’intérêt d’un peuple comme l’intérêt d’un individu, est bien d’être entouré de voisins riches ; car avec les riches on peut échanger ses productions, et par conséquent accroître son bien-être et ses jouissances, tandis qu’avec les pauvres on ne peut rien échanger, rien gagner, car ils n’ont rien à donner et ne peuvent que recevoir.

Qu’un commerce basé sur la vente en repoussant l’achat, est absurde et nul : et vice versa.

Que pour beaucoup vendre, il faut beaucoup acheter.

Que le véritable commerce, c’est l’échange.

Que pour les peuples comme pour les individus, la seule règle raisonnable dans leurs transactions, est qu’il faut se procurer au plus bas prix possible les objets nécessaires à l’existence ou au luxe, c’est-à-dire, donner le moins de travail possible pour le plus de produit possible. Ces principes si simples, si clairs et si naturels, trouvèrent et trouvent cependant beaucoup d’hommes pour les combattre ; et ces hommes étaient et sont forts de fortune, et partant de position, parce qu’en général et même sans exception, ce sont ceux qui profitent des erreurs et des monopoles que ces idées nouvelles et morales viennent froisser et déranger. »

Canning fut assailli de leurs criailleries7, de leurs plaintes, de leurs funestes prédictions ; mais sa voix couvrit leurs voix, et l’Angleterre déclara solennellement par sa bouche que toutes les prohibitions seraient levées, que les marchandises de toutes les contrées du monde entreraient sur son territoire, moyennant des droits qu’on abaisserait à mesure que les industries, créées sur la foi des prohibitions, s’émanciperaient.

Depuis cette époque (1826) le gouvernement anglais n’a cessé de baisser les droits d’entrée sur les principaux articles de consommation, il a même réduit certains à un droit de balances, et cependant malgré ces soulagemens apportés aux charges qui pèsent sur les consommateurs et la réduction de droits sur les vins de France, les douanes de la Grande-Bretagne qui compte vingt-deux millions d’habitans, ont produit, en 1831, quatre cent trente-huit millions de francs. Les douanes de la France qui compte 34 millions d’habitans, par conséquent plus d’un tiers de plus, ont produit 70 millions.

En Angleterre les douanes ne vexent pas les citoyens ; en France c’est leur principal but : moyennant 10 p. 0/0 de prime, vous ferez entrer en Angleterre tout ce que vous voudrez ; mais comme simple citoyen, si vous voulez, pour votre usage, apporter en France, une aiguille, un tire-bouchon, 20 cigarres, on vous fouille, vous moleste, vous insulte et vous vole, surtout si vous avez le malheur d’être mal ou modestement vêtu.

A cette grande époque (1826), lorsque nos soieries entrèrent en Angleterre, il y avait environ 26,000 métiers employés à la fabrication des articles soie ou mi-soie ; en 1831, après 5 ans de libre introduction, on en comptait environ 36,000.

Avec quelles belles phrases M. de St-Cricq8 et ses amis les monopolistes nous prouveront-ils qu’ils ont eu raison de retenir la France dans les langes pourris du système continental ? Voyons leurs chiffres ! ils font pitié.

Z.

(La suite au prochain N°.)

Notes (L’ANGLETERRE.)
1 L’auteur de ce texte est François Barthélémy Arlès-Dufour d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 William Pitt (1759-1806), premier ministre anglais de 1783 à 1801 et de 1804 à 1806. Proche initialement des idées d’Adam Smith sur le plan économique il établit par la suite insensiblement une politique de plus en plus conservatrice. Il mena au tout début du siècle une politique anti-française et contre-révolutionnaire.
3 Robert Stewart Castlereagh (1769-1822), homme politique anglais, surtout mentionné ici car partisan d’une politique extérieure anglaise plus agressive, acteur majeur de la coalition finale contre Napoléon, du Congrès de Vienne et de l’établissement de la Saint Alliance.
4 Adam Smith (1723-1790), économiste écossais, fondateur de l’Ecole Classique, auteur de La théorie des sentiments moraux (1759) et surtout des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
5 William Huskisson (1770-1830), acteur majeur du parti Tory, mais surtout avocat du libre-échange jouant un rôle important dans la déréglementation de l’économie anglaise, réformant par exemple les Navigation Acts.
6 David Ricardo (1772-1823), économiste anglais, l’un des principaux représentants de l’Ecole des Classiques, auteur notamment en 1817 des Principes de l’économie politique et de l’impôt.
7 Les droits sur les blés conçus pour limiter les exportations et éviter les pénuries et les spéculations à la hausse sur les prix ont été relevés à plusieurs reprises dès 1791. À cette date, la libre importation n'est possible que si le quarter de blé enregistre un prix de 54 shillings par quarter sur le marché national, contre 48 s. auparavant. Ce barème est relevé en 1804 puisqu'il passe à 66 s. et à 80 s. en 1815. Ce niveau de prix retenu, constitue en réalité une véritable interdiction d’importation, un quasi prix de famine, susceptible d’expliquer dès lors les vifs mécontentements qui se développèrent parmi la classe industrielle mais aussi chez les ouvriers, concernés au premier chef par le prix du pain. Le barème retombe ensuite à 52 s. en 1828. à cette date on adopte un nouveau système, dit d'échelle mobile, qui remplace l'interdiction absolue précédente d'importer quand le prix est inférieur à un certain niveau. Cette échelle constitua une certaine réduction du protectionnisme agricole.
8 Pierre-Laurent Saint Cricq (Comte de) (1772-1854), député (Basses-Pyrénées)  de 1815 à 1833, ministre de l’agriculture et du commerce en 1828-1829 (cabinet Martignac). Se rallia après 1830 à la Monarchie de Juillet.

 

 

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