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13 mai 1832 - Numéro 29
 
 

 



 
 
    
LITTÉRATURE.

le charivari.   

Narration imitée de Racine.

A peine nous touchions aux portes de Marseille
Ili1 était sur son char ; un postillon crotté
Menait sans le savoir, l’illustre député.
Il digérait en paix le dîner de la veille…
Un effroyable bruit de pelles, de chaudrons
A soudain retenti dans tous les environs ;
Et bientôt en chorus, pincettes, léchefrites
Mèlent leurs sons aigus à celui des marmites.
Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;
Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.
[8.1]Cependant des maisons de toute la grande rue
S’élance en frémissant la multitude émue.
On dirait une mer dont les flots en fureur,
Au pâle nautonnier inspirent la terreur.
Déjà sur tous les fronts et sur chaque visage,
Se peignent tour à tour l’insulte et la rage ;
De toutes parts les voix ont répété le cri :
Courage, mes amis, allons ! charivari !
Et chacun de brandir l’arme retentissante,
Les moineaux sur les toits en sont dans l’épouvante ;
La terre s’en émeut, l’air en est agité ;
Persil, le grand Persil lui-même en eût tremblé ;
Quelques-uns, sans s’armer d’un courage inutile,
Dans le quartier voisin cherchent un sûr asile.
Mais notre député ne sait pas reculer.
Il affronte le peuple, il veut le haranguer ;
- Mes chers amis, dit-il, d’où vient cette furie !
Ne suis-je pas celui qui sauva la patrie ?
Qui, par mes beaux discours ? Non ! nous n’en voulons pas
De tes maudits discours… A bas, à bas, à bas.
Tout aussitôt chenets, garde-cendres, vaisselle
S’agitent de nouveau, résonent de plus belle.
On dit qu’on a vu même (au moins le bruit en court)
Qu’on a vu dans la foule un autre Gassicourt
Contre son plat bassin heurtant une seringue,
Faire un bruit plus affreux qu’on en fait au bastringue.
A cet aspect surtout, effrayés, haletans,
Les chevaux éperdus prennent le mors aux dents ;
A travers la cité la frayeur les emporte ;
L’essieu crie et se rompt ; et non loin de la porte
D’un cuisinier du lieu (notez bien ce point ci) ;
L’honorable orateur tomba, blessé, meurtri.
Pardonnez ma douleur ; cette image cruelle
Sera pour moi, de pleurs une source éternelle.
J’ai vu… de mes yeux, vu l’éloquent député,
Honni ! berné : bafoué, conspuré.
On rit de son malheur, on le couvre de boue,
Jusqu’au moindre marmot de lui chacun se joue,
Enfin il m’aperçoit et me tend la main,
Il m’offre un louis d’or qu’il retire soudain.
- Ami, dit-il, pardon, j’allais te faire injure
En t’offrant de l’argent ; mais ne pourrais-tu pas
Me retirer au plus tôt d’un mauvais pas ;
Je lui prête mon bras, tous deux fendant la presse,
Non pas sans essuyer plus d’un discours malin,
Je parviens, avec lui, jusqu’à l’hôtel voisin,
Et là je le confie aux bons soins de l’hôtesse.
Gaz. de Normandie.

Notes (LITTÉRATURE.)
1 Adolphe Thiers avait été élu en juillet 1831 député à Aix. Il venait de quitter le parti du « Mouvement » et de se rallier à la politique de Casimir Périer. Lors de troubles de juin 1832 c’est lui qui demandera l’état de siège et en octobre il aura le portefeuille de l’Intérieur dans le cabinet Soult.

 

 

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